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laquelle la perte d’un époux tendrement aimé avait mis le dernier sceau. En revanche, quelle adorable fleur que cette enfant qui s’épanouissait à son côté, comme un frais bouton de rose ! — Laissons Marie-Thérèse et la jeune dauphine de France causer avec le cardinal de Rohan et le marquis de Durfort, et voyons l’empereur Joseph II se promener dans une galerie entre deux compagnons qui, sans appartenir à la haute noblesse de l’empire, sans être, comme on dit, de la crème, n’en paraissent pas moins jouir en ce moment de toutes les sympathies du jeune prince. L’un, celui de droite, vêtu d’un habit de peluche tirant sur le violet, n’est déjà plus jeune, ses traits respirent le calme, ses paupières qu’il tient d’habitude presque closes ; indiquent le penseur, le philosophe. L’autre, celui de gauche, est encore un enfant : il porte un habit de velours écarlate, lequel sied à ravir à sa jolie petite personne. L’un et l’autre, on les a d’avance reconnus : le vieux, s’appelle Gluck, l’enfant Mozart.

Joseph II n’aimait pas seulement la musique avec passion, c’était aussi un exécutant des plus habiles sur le piano et surtout un violoncelliste de première force. Après avoir quelque temps parlé à Gluck de son Alceste, à Mozart de son Mithridate, qu’on était au moment de donner à Milan, l’empereur s’éloigna, promettant à Gluck d’arranger les choses de manière que son dernier chef-d’œuvre fût avant peu représenté sur la scène du grand Opéra de Paris, — Restés seuls en présence, les deux musiciens continuèrent à se promener en conversant. Mozart a raconté depuis l’impression profonde qui lui était restée de cet entretien. « Mon enfant, disait Gluck, je n’ai jamais eu foi aux petits prodiges ; mais il me semble surprendre dans les yeux l’éclair d’une flamme dont je sais le nom. Crois-moi, fuis la mode, évite la routine italienne. Suis mon exemple, Mozart ; tu t’en trouveras bien. Continue après moi mes réformes, attache-toi au génie de la langue ; c’est le secret de t’emparer de tous les cœurs ; quand pour nous est le mot et le son, qui nous résisterait ? » Et parlant ainsi, le vieux maître s’animait à l’idée de l’ère nouvelle fondée par lui, une rougeur d’enthousiasme colorait son visage d’une plasticité marmoréenne. Mozart avec respect l’écoutait, tout en faisant in petto ses réserves sur le système et sachant bien ce qu’il en garderait, ce qu’il en laisserait. Tous deux allaient, mesurant à pas graves les appartemens où tourbillonnait l’essaim des masques. Gluck oubliait la différence d’âge ; dans cet enfant de quatorze ans, il avait reconnu un esprit de sa famille, l’héritier prédestiné de son trésor d’idées. Il le traitait comme un père son fils, lui parlait de ses projets de visiter Paris sous les auspices de la jeune dauphine, d’écrire un jour pour