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les larmes d’Iphigénie ; sur les dernières mesures de l’air d’Alceste, on le voyait tomber en pâmoison, et ce hoquet suprême : manco, moro, e in tanto affano non hò pianto, s’exhalait en quelque sotte expire de sa lèvre blêmissante.

Gluck fut un de ces maîtres qui prennent au sérieux l’inspiration. Pour lui, la Muse n’était pas un vain mot. Il l’invoquait, l’attendait, et quand elle arrivait à son appel, se livrait à elle corps et âme ; il en oubliait le boire et le manger, sautait à bas de son lit pour courir la nuit, en chemise, à son piano, essayer un passage, une idée, qu’avant de se recoucher il griffonnait en toute hâte. C’est dans un de ces momens de diable au corps que Callot-Hoffmann l’a saisi et rendu d’un trait incomparable :

« L’homme s’approcha d’une armoire placée dans l’angle de la chambre et tira un rideau qui la masquait. Je vis alors une suite de grands livres bien reliés, avec des inscriptions en lettres d’or, telles que : Orfeo, Armida, Alceste, Ifigenia. Les regards fixés sur moi, il saisit un des livres ; c’était Armide, et s’avança d’un pas solennel vers le piano. Je l’ouvris vitement, et j’en déployai le pupitre. Il ouvrit le livre, et quel fut mon étonnement ! je vis du papier réglé, et pas une note ne s’y trouvait écrite. Il me dit : « Je vais jouer l’ouverture, tournez les feuillets et à temps ! » et il joua magnifiquement et en maître, à grands accords plaqués, et presque conformément à la partition, le majestueux tempo di marcia. Son visage était incandescent, tantôt ses sourcils se rejoignaient et une fureur longtemps contenue semblait sur le point d’éclater ; tantôt ses yeux remplis de larmes exprimaient une douleur profonde. Quelquefois, tandis que ses deux mains travaillaient d’ingénieuses variations, il chantait le thème avec une agréable voix de ténor, puis il savait imiter d’une façon toute particulière avec sa voix le bruit sourd du roulement des timbales. Plus tard, il se mit à chanter la dernière scène d’Armide avec une expression qui pénétra jusqu’au fond de mon âme. Sa musique était la scène de Gluck dans un plus haut degré de puissance. Toutes mes fibres vibraient sous ses accords. J’étais hors de moi. Quand il eut fini, je me jetai dans ses bras et m’écriai d’une voix émue : Quel est donc votre pouvoir ? qui êtes vous ? Il se leva et me toisa d’un regard sévère et pénétrant… Lorsqu’il reparut tout à coup avec la lumière, il portait un riche habit à la française, chargé de broderies, une belle veste de satin, et une épée pendait à ses côtés. Je restai stupéfait ; il s’avança solennellement vers moi, me prit doucement la main et me dit en souriant d’un air singulier : Je suis le chevalier Gluck[1] ! »

  1. Hoffman, Contes fantastiques, t. VIII.