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noble et mâle simplicité qui seule, dans les arts comme dans nos écrits, peut traduire le caractère du vrai, du grand, du beau ! De quels prodiges serait capable une âme embrasée d’un pareil feu, s’il pouvait se rencontrer à notre époque un souverain qui voulût faire pour l’opéra ce que jadis un Périclès fit pour le théâtre d’Athènes ! »

Gluck n’était point de ces natures que tourmente un incessant besoin de production. Il aimait parfois à se recueillir, à s’isoler des bruits du monde et de la scène, lisant, méditant, philosophant tout à son aise. Après le succès d’Alceste, on le vit à Vienne vivre un moment de cette existence retirée, se faire de ces fortes et studieuses vacances à la Dioclétien. Vous connaissez cette maison du sage dont parle Cicéron, ce rendez-vous permanent de tout ce que la ville contient d’illustre, d’honnête, d’intelligent : plenum semper et frequentem domum concursu splendidissimorum hominum. La résidence de Gluck pendant cette période fut ce bienheureux recoin privilégié. On y venait de toutes parts visiter le grand artiste, très affable en son particulier, toujours ouvert à la discussion et chez lui le meilleur des hommes. Hors de sa maison toutefois c’était autre chose, et l’hôte aimable et courtois de la veille devenait un affreux tyran sitôt qu’il avait pris place à son pupitre de chef d’orchestre. La moindre faute commise par les exécutans le jetait en des états de fureur indescriptible, et pour attirer sur soi la foudre et l’éclair il suffisait de s’être trompé dans l’interprétation d’un sens, d’avoir manqué de rendre une nuance. Vingt fois, trente fois on devait se reprendre à l’ouvrage, et les admonestations de continuer à pleuvoir, les gros mots de tomber dru comme grêle, à ce point que la révolte s’en mêlait et que ces musiciens, qui, tous faisant partie de la chapelle, étaient d’ailleurs gens fort habiles, finissaient par se trouver trop maltraités et levaient la séance de leur propre mouvement, laissant le maître déverser sur leurs places vides l’excès de son enthousiasme. Alors on allait se plaindre à Joseph II, offrir en masse des démissions que le conciliant monarque repoussait en disant : « Que voulez-vous ? ce n’est point un méchant homme ; mais le bon Dieu l’a fait ainsi, et ni moi ni vous autres n’y pouvons rien ! » Il s’ensuivit de toutes ces querelles que, lorsque Gluck dirigea l’orchestre, les musiciens furent payés double. Jamais un fortissimo ne lui semblait assez vigoureusement enlevé, de même qu’il exigeait l’impossible dans le rendu d’un pianissimo. S’il s’asseyait au clavecin, il vous donnait égal spectacle, cherchant toujours à peindre par ses airs, par ses gestes, chaque nuance de l’effet que la musique doit exprimer. Il vivait, mourait avec ses héros, avait au cœur toutes les colères d’Achille, dans ses yeux toutes