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redouter pour leur compte, et tandis qu’ici l’esprit de liberté, là l’esprit de nationalité soulevait leurs sujets contre lui, ils ont adopté, flatté du moins ces sentimens d’indépendance pour les rallier à leurs drapeaux et marcher au nom des peuples contre le restaurateur de la monarchie dans la patrie de Louis XIV. A la fin de la guerre, on ne sait si de bonne foi les absolutistes de l’Europe ne croyaient pas avoir combattu pour la liberté. Je me souviens d’avoir lu au bas d’un portrait de Blücher, tirant son épée, ces mots étranges : for freedom.

Et en effet on ne pourrait soutenir que l’esprit qui domina en 1814 fût essentiellement, exclusivement illibéral. C’est le temps où l’empereur Alexandre, qui fut près un moment d’être le maître du monde, et dont l’esprit élevé portait sa noblesse jusque dans ses artifices, s’attachait à parer sa victoire des couleurs populaires. On le vit écouter avec complaisance les vétérans de la révolution, et il n’est pas certain que sans lui leurs vœux eussent obtenu la satisfaction relative d’une charte, précieux et insuffisant dédommagement de nos pertes et de nos douleurs.

Ce que 1814 laissait de compensations et d’espérances ne devait pas subsister en entier après 1815. Déjà les restaurations avaient commencé à laisser voir les maux secrets qui devaient les miner et les perdre. La confiance était ébranlée ; les peuples se reprochaient des illusions. Cependant on peut croire que, laissés à eux-mêmes, et par leurs propres forces, ils auraient fait prévaloir le bien sur le mal et développé au dedans comme au dehors de la France ces germes de libéralisme que les événemens de 1814 avaient respectés. Le sort en disposa autrement. On n’a pas eu tort de dire que le retour de l’île d’Elbe était le plus grand malheur qui pût arriver à l’empereur et à nous. Sa gloire à lui n’y a point gagné, et son bonheur… Pendant six années d’une indigne captivité, quel tourment que cette pensée toujours présente : l’indépendance de la France a péri une seconde fois dans mes mains ! Et la France, pour elle aussi quelle date funeste que Waterloo ! En 1815, elle avait la répétition de ses revers sans aucun des tempéramens, aucune des consolations de l’année précédente. L’empereur, pour remonter sur le trône, avait dû retraverser le peuple. D’un coup d’œil sûr, il avait aperçu le changement profond des besoins et des idées, et soit illumination d’un esprit détrompé des chimères de la toute-puissance, soit calcul d’un esprit résigné aux concessions nécessaires, il avait voulu attirer à lui les forces de l’opinion libérale. Au moins reprit-il, autant qu’il lui fut possible, ces enseignes de la liberté si longtemps voilées ou proscrites, et la coalition formée contre une dictature conquérante put se rajeunir de vingt ans et se