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contempler le spectacle de la fête dans la ville et au dehors. M. Bastian fut aussi témoin d’une solennité toute particulière et caractéristique, qu’on peut appeler la fête des moines. Devant le palais, on établit une estrade en bambous, surmontée d’un toit et recouverte de tapis ; les plus hauts dignitaires avaient pris place sur les degrés qui y conduisaient. On y avait accès de quatre côtés, au milieu des présens que le roi faisait aux moines. Ces présens se composaient de vases d’une grandeur colossale, aussi hauts que des hommes et pleins de riz, de bananes et d’autres fruits entassés les uns sur les autres en nombre considérable, enfin d’une collection de plats et d’ustensiles nécessaires pour manger le riz. Deux mille moines, vêtus d’habillemens tout neufs, vinrent prendre possession de ces richesses, et furent obligés de louer des portefaix pour faire transporter dans les monastères tous les dons de la munificence royale. Pendant ce temps, la musique se faisait entendre dans divers quartiers ; une foule immense se pressait de toutes parts pour être témoin de cette solennité. Ces largesses et les divers traits que nous avons signalés permettent de juger si le roi prend au sérieux la profession de foi bouddhique, qui consiste à honorer le Bouddha, la loi et l’assemblée des moines, et s’il s’efforce de satisfaire aux obligations que cette profession lui impose.

On a pu s’apercevoir que cette vie de cour, malgré son éclat, n’était pas exempte de difficultés. La différence des mœurs et du genre de vie devait être une occasion perpétuelle de froissemens entre l’étranger européen et les Birmans du grand ton. Bien qu’on lui laissât une certaine facilité de vivre à sa manière, plusieurs de ses actes choquaient inévitablement ceux qui en étaient témoins, et il était lui-même blessé par des mesures qui n’étaient pas spécialement dirigées contre lui, mais qui n’en avaient pas moins assez souvent quelque chose de fort incommode. M. Bastian était d’ailleurs l’objet d’une exacte surveillance, et rien de ce qu’il faisait n’échappait aux yeux d’Argus fixés sur lui. La révolution causée dans l’approvisionnement de Mandalay par l’édit du roi contre le meurtre des animaux lui fut aussi sensible qu’aux Arméniens, ses amis, et peut-être plus. Privé de la volaille, sa principale ressource, il était réduit aux œufs ; mais, quoique l’œuf ne soit pas encore un être animé, il est destiné à en devenir un, et le meurtre d’un œuf n’est pas au fond très différent de celui d’une poule. Les gardiens de la résidence royale furent épouvantés de la consommation d’œufs que faisait M. Bastian, et pour mettre leur conscience à l’aise ils crurent devoir faire un rapport sur ce fait équivoque. M. Bastian alla trouver le prince chargé de veiller à, ses intérêts autant que d’observer sa conduite : il lui représenta éloquemment à quels