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études continuèrent sans que l’on suivît la méthode royale ; mais on évita de contrecarrer ouvertement le souverain.

Au bout de peu de temps, le roi voulut savoir où en étaient les études, et il appela M. Bastian à une audience. Sa majesté, prenant la parole, fit une véritable leçon du haut de son trône : après avoir rappelé que les écritures bouddhiques comprennent trois divisions, dont la dernière est l’Abhidhamma (métaphysique), elle exposa que de même qu’il y a un œil extérieur, pour les maladies duquel la médecine fournit des remèdes, il y a un œil intérieur, pour lequel existe un remède unique, souverain, l’Abhidhamma, mais que, pour assurer l’efficacité de ce remède, il faut une série d’exercices préparatoires, dont le premier est l’observation rigoureuse des cinq préceptes. Le roi les énuméra et demanda à M. Bastian s’il était disposé à les reconnaître. M. Bastian répondit que la plupart des religions enseignaient ces préceptes moraux, que pour lui il les observait tous, en particulier le cinquième (celui de s’abstenir de liqueurs enivrantes), dont il reconnaissait la haute utilité dans un voyage sous les tropiques, qu’il y était plus fidèle que beaucoup de bouddhistes, et que le thé lui paraissait la meilleure boisson. Sur le précepte de ne pas tuer, l’accord ne s’établit pas aussi bien, ou, pour mieux dire, ne s’établit pas du tout. D’abord M. Bastian représenta combien l’observation en était difficile aux Européens, obligés par raison de santé à une nourriture animale, et contraints de se repaître d’êtres qui ont en vie. « Peu importe, dit le roi ; l’essentiel est qu’on ne les tue pas soi-même, et qu’on les fasse tuer par d’autres : quand l’animal est mort, on peut le manger sans crainte, et sans s’enquérir du meurtrier. » On voit par là comment un cuisinier très orthodoxe peut cuire et apprêter la volaille, pourvu qu’il ne la tue pas. M. Bastian n’insista plus sur ce point particulier, et posa alors le cas de légitime défense. Le roi n’admit pas qu’il fût jamais permis de tuer, même les insectes les plus gênans et les plus désagréables : il pressa vivement M. Bastian de renoncer à cette hérésie dangereuse du meurtre, aussi longtemps du moins qu’il séjournerait dans le palais. M. Bastian y consentit dans l’assurance que, sous la protection d’un si grand monarque auquel tous les êtres de la création rendent hommage, nul n’aurait l’audace de le provoquer. À ce moment, sur un signe du roi, on apporta une cage d’or qui renfermait des perroquets : ces oiseaux, mis en liberté, se livrèrent à la chasse aux mouches. Le roi les regardait d’un air de supériorité et de mépris, voulant montrer par cet exemple à quel misérable état de cruauté et d’abjection on peut descendre dans l’échelle des êtres, lorsque, par l’inobservance des préceptes de Bouddha, on a mérité de mauvaises transmigrations.