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rendre visite : il arriva porté sur les épaules d’un valet ; il paraît que c’est le mode de transport préféré des princes birmans. La maison en fut bouleversée ; les gens de M. Bastian ne pouvaient se faire assez petits devant un si auguste personnage : le domestique, qui en ce moment apportait la théière et des tasses, n’eut que le temps de se jeter par terre et de s’approcher en rampant ; il ne savait comment s’y prendre pour achever son service, et les objets qu’il apportait ne seraient jamais arrivés jusque sur la table, si M. Bastian ne fût venu à son aide. Comme ces visites se répétèrent fréquemment, M. Bastian obtint du prince, à raison de la familiarité qu’il lui témoignait, un relâchement bien nécessaire dans les règles par trop gênantes de la politesse birmane ; mais le prince délégué n’était pas le seul à lui rendre ses devoirs. M. Bastian recevait tous les jours, et particulièrement le soir, un grand nombre de visites. Il accueillait cordialement tous ses amis, leur offrait du thé et surtout des cigares, fort estimés dans la ville royale, et qui ne contribuèrent pas peu à lui faire une bonne réputation. Ces visites, que la curiosité, l’agrément qu’on y trouvait et le tout-puissant prestige de la faveur royale suffisent très bien à expliquer, n’étaient pas sans rapport avec la surveillance habilement et décemment organisée à l’égard de M. Bastian et la défiance qu’il ne cessait d’inspirer malgré la franchise de ses allures et la loyauté de sa conduite. Dans ces réunions, on causait de toutes choses, et M. Bastian en profitait pour recueillir une foule de renseignemens sur les idées, les mœurs, les traditions des Birmans ; il aimait surtout à entendre des récits, récits populaires, récits héroïques, récits religieux. On ne les lui marchandait pas, et il en prenait bonne note ; tantôt il en faisait des analyses, tantôt il en prenait le texte quand la chose était possible, ou que le sujet présentait de l’intérêt.

Nyoungyan-Mintha vint un soir accompagné de sa bande de musiciens. Le premier chanteur, dans l’attitude la plus respectueuse, appuyé contre terre sur ses genoux et ses coudes, chanta la Plainte de l’exilé, l’une des poésies les plus goûtées des Birmans, et dont M. Bastian fit recueillir les paroles par son domestique. C’est une épître écrite du lieu de son exil par un ministre en disgrâce que le roi Bodo avait relégué dans les montagnes de Maitza, au nord-est d’Ava. En voici quelques passages :


« Sur les montagnes escarpées de Maitza, — il ne coule que des torrens d’eau froide. — Au-dessus de moi, le ciel brillant — réveille par son éclat — le souvenir de cette splendeur — qui reluit dans le palais de Bodo, — de cette ville riche et superbe… Dans la morne obscurité des nuits, — qui m’enveloppe de ses ténèbres, — la ville d’or brille constamment pour moi,