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M. Secretan le sait bien, et il a plusieurs fois insisté en fort bons termes sur cette distinction importante; mais, dans l’application, je ne sais pas s’il s’en est toujours assez souvenu. Assurément les premiers poètes ne semblent pas très touchés des beautés incomparables de cette nature naissante au milieu de laquelle ils vivent. Les spectacles auxquels on est accoutumé dès l’enfance et qui n’ont jamais manqué de se produire n’attirent pas du premier coup notre attention, et Sénèque a pu dire dans son style piquant que le soleil lui-même, pour qu’on songe à l’admirer, a besoin de s’éclipser quelquefois. Non-seulement il faut du temps pour remarquer les choses qu’on a sous les yeux, il en faut aussi pour s’apercevoir de celles qu’on a dans le cœur. Les premiers hommes comprenaient et aimaient la nature, puisqu’ils l’avaient divinisée ; mais ils l’aimaient d’une façon obscure et inconsciente, sans le dire et presque sans le savoir. Voilà pourquoi, chez les plus anciens poètes, ce sentiment, tout intérieur et irréfléchi, ne s’exprime pas en belles phrases; il ne se manifeste pas par des effusions lyriques ou des tirades descriptives. Il échappe par une courte image, il se révèle dans un seul mot; mais ce mot et cette image en disent souvent beaucoup plus qu’une description tout entière. Si j’avais à désigner l’écrivain romain chez qui le sentiment de la nature me semble le plus vif, le plus profond et le plus vrai, je n’hésiterais pas à nommer Lucrèce. Comme c’est sur elle que tout son système s’appuie, on peut dire qu’il l’aime de toute son âme et de tout son esprit. Il ne perd pas son temps à la décrire, il en tire seulement des argumens et des comparaisons; mais chaque fois qu’il parle d’elle, l’aridité de ses démonstrations disparaît, tout s’anime et revit. Un tableau est esquissé par une épithète et toute une scène est dépeinte dans un seul mot. Mon admiration pour Lucrèce est difficile à satisfaire. Les éloges que lui donne M. Secretan ne m’ont pas suffi, et je n’accorderais jamais, en passant de lui à Ovide, « que le sentiment de la nature est en progrès. »

Je reconnais bien avec M. Secretan que dans le grand siècle des lettres latines les descriptions de paysage n’abondent pas. La vie était alors étrangement affairée. Tout le monde était absorbé par les préoccupations politiques. On n’écrivait pas pour rêver tout haut et raconter ses impressions au public. Les ouvrages n’avaient souvent de littéraire que la forme exquise; c’étaient des actions encore plus que des écrits. César avait bien autre chose à faire dans ses campagnes que de décrire le lever ou le coucher du soleil, et, lorsqu’en poursuivant Vercingétorix il aperçut Alesia, il ne lui vint pas à l’esprit de remarquer que cette ville était située sur une éminence très pittoresque. Cicéron, quoiqu’il fût davantage un littérateur, savait, assez cacher son art pour n’être pas descriptif dans ses plaidoyers. M. Secretan s’étonne que dans le récit de la mort de Clodius il n’y ait pas un mot sur le splendide paysage qui en fut le théâtre. Il est bien heureux que Cicéron se soit abstenu d’en parler. Ses ennemis n’auraient pas né-