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ESSAIS ET NOTICES.

Du Sentiment de la Nature dans l’antiquité romaine, par M. Eugène Secretan; Lausanne, George Bridel; Paris, Durand.

Cette dissertation sur le sentiment de la nature chez les Romains est publiée en français, mais elle a été composée à la façon allemande, c’est-à-dire qu’elle contient peu de phrases et beaucoup de faits. L’auteur songe à son sujet bien plus qu’à lui-même, il est plus occupé de nous instruire que de produire quelque effet sur nous, il ne nous distrait pas à l’admirer. Il ne s’est pas contenté, comme on fait trop souvent chez nous, du souvenir vague de quelques ouvrages parcourus qui lui permet de construire quelque belle et aventureuse théorie où l’abondance des idées générales dissimule la pauvreté des faits précis. Sa méthode est différente. Il s’est mis à dépouiller avec conscience les auteurs latins l’un après l’autre, notant au passage les phrases pittoresques et les vers descriptifs, et, ce long voyage achevé, il nous en fait connaître le résultat.

Cette méthode a pourtant quelques inconvéniens que M. Secretan n’a pas toujours évités. On sent parfois chez lui, à quelques petites minuties de détail, l’influence de la note prise. Il nous apprend avec soin quel poète chanta le premier la chute des feuilles, quand commence la description des aurores et des crépuscules. La lune surtout préoccupe beaucoup M. Secretan. Il est visiblement peiné qu’on n’en ait pas mieux compris les charmes dans les premiers temps de la littérature romaine. Il en veut presque à Lucrèce d’en avoir si froidement parlé, et une des raisons qui le rendent si complaisant pour Ovide, c’est que chez lui « elle ne se borne pas à éclairer les amans; elle sympathise avec eux. » Toutes ces remarques sont justes, et il importait de les faire. Seulement je crains qu’elles n’obscurcissent la vue de l’ensemble. Il me semble qu’après avoir lu ce que M. Secretan nous dit de Lucrèce, de Virgile et d’Horace, on n’a pas une idée assez distincte de la façon dont chacun d’eux comprenait et aimait la nature. Peut-être aussi pourrait-on le chicaner sur les conclusions auxquelles il s’arrête. Je ne trouve pas qu’il rende aux écrivains du siècle de César et d’Auguste une justice assez complète. C’est encore une conséquence de la façon dont il a préparé son travail. Une fois ses notes prises et sa moisson finie, il s’est trouvé entraîné à mettre au-dessus des autres les auteurs chez lesquels sa récolte avait été la plus riche. Cependant les gens qui parlent le plus de la nature ne sont pas toujours ceux qui la sentent le mieux.