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n’a rien d’humain. Son plus grand charme est dans les trois ou quatre chansons qu’elle récite, lesquelles sont peut-être ce que la poésie lyrique a jamais produit de plus divin dans aucune langue. Il n’en fallait pas davantage pour tenter un génie tel que Meyerbeer. Il voyait cette pâle et mélancolique figure traverser l’action en égrenant son chapelet de perles fines. Quelle action? C’était affaire aux librettistes d’en inventer une et au maître de la refuser au cas où la chose ne lui conviendrait pas; ce qu’il fit d’ailleurs, laissant à d’autres la chance de réussir ou d’échouer.

On concevrait encore un opéra de Mignon en Allemagne : là du moins ces admirables rhythmes, seul intérêt qui s’attache au personnage, résonneraient aux oreilles d’un public capable d’en apprécier et le sens et le sentiment; mais ici, en France, on goûte généralement peu les vers, et à l’Opéra-Comique on les craint. Quels rapports d’ailleurs peuvent conserver avec Goethe ces traductions maladroites, ces paraphrases boursouflées que déclame d’un accent de mélodrame une actrice qui semble toujours croire qu’elle joue et chante le page de Lara? L’idéal même de cette figure de Mignon répugne à la scène. Il y a dans son origine une maculature indélébile, dans son naturel je ne sais quoi de malingre qu’on n’aime pas voir au théâtre. Est-ce une jeune fille? est-ce un gnome? Cela flotte indécis entre la vierge raphaélesque et le petit mendiant de Murillo, et lorsqu’en avançant le côté intellectuel se dégage, vous trouvez encore dans sa passion pour Wilhelm Meister un élément trop démoniaque, trop en désaccord avec toutes nos idées de morale, de décence et de bienséance, pour pouvoir nous impressionner humainement.

Par bonheur, les auteurs du libretto représenté à l’Opéra-Comique n’ont pas ménagé les ajustemens, transformations et applications; ils y ont mis du leur tant et plus, si bien que, sauf le titre et les noms des personnages, Goethe serait forcé de reconnaître qu’on ne lui a rien pris. Jamais les vieux poncifs d’opéra-comique ne furent employés de meilleure foi. Mignon est une pauvre jeune fille qui, après avoir eu des malheurs, retrouve le château de ses pères et naturellement épouse celui qu’elle aime; car, pour ce qui regarde les dénoûmens heureux, ils sont aujourd’hui les seuls en crédit sur la place. Pourquoi Mignon ne se marierait-elle pas? L’Opéra-Comique est comme le sol de la France, qu’un esclave ne saurait toucher sans être libre. Un personnage, qu’il vienne de chez Dante, de chez Goethe ou de chez Tabarin, se marie aussitôt qu’il pose le pied à l’Opéra-Comique. C’est ainsi que Mignon épouse Wilhelm Meister! Goethe en rirait beaucoup peut-être, mais il écouterait avec un grand charme cette musique, à laquelle un si fade, si incolore et si prétentieux libretto sert de texte ou de prétexte; musique soignée, élégante, moins inspirée que délicatement ouvragée, moins originale par la pensée que variée par le tour et la recherche ingénieuse des sonorités, plus symphonique assurément que dramatique, un peu madrigalesque, mais en tous les cas pleine d’intérêt pour le curieux qui