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elle était blanche et rose. Properce compare son teint à des feuilles de rose qui trempent dans du lait :

Utque rosæ puro lacte natant folia.

Ces belles personnes étaient exigeantes et impérieuses. Properce reçoit au milieu de la nuit une lettre de sa maîtresse qui lui ordonne de partir sur-le-champ pour Tibur, « où, dit-il, sur un sommet deux tours s’élèvent, et où l’eau de l’Anio tombe dans de larges bassins. » Les tours et les bassins n’y sont plus, et l’Anio se précipite aujourd’hui dans un gouffre. Properce n’est pas très satisfait du message. Aller la nuit de Rome à Tivoli ne serait pas sûr aujourd’hui, et, à ce qu’il paraît, ne l’était pas plus au temps de Properce ; mais les brigands et les chiens de la campagne romaine sont encore moins à craindre pour lui que les pleurs de Cinthie. Vénus le protégera, et s’il meurt, celle qui aura causé sa mort viendra avec des parfums et des guirlandes s’asseoir près de son tombeau :

Viendras-tu pas du moins, la plus belle des belles,
Dire sur mon tombeau : « Les parques sont cruelles ? »


comme parle André Chénier, plus antique de tour et de simplicité que Properce lui-même. Ce que celui-ci ajoute est remarquable : « Fassent les dieux qu’elle ne place pas mes os dans un lieu fréquenté où le vulgaire chemine à toute heure, car les tombeaux des amans sont insultés par une foule pareille. Qu’une terre écartée me couvre d’un abri de feuillage, ou que je sois enfoui à l’écart dans un sable ignoré ! Que mon nom ne soit pas lu par les passans sur la voie publique ! »

Ce désir manifesté par Properce est si contraire au sentiment ordinaire des anciens Romains, toujours jaloux de faire acte de présence après leur mort sur les voies romaines, que j’ai dû le citer comme un complément à ce que j’ai dit sur les tombeaux qui bordaient ces voies.

On peut donner une explication de ce vœu tout à fait exceptionnel de Properce. Properce était né en Ombrie, pays anciennement étrusque, et l’on a trouvé, près de Pérouse, des tombeaux étrusques dont lui-même fait mention. Or j’ai fait remarquer que les tombeaux étrusques se distinguaient des tombeaux romains précisément par le soin qu’on mettait à ne rien montrer à l’extérieur[1].


J.-J. AMPERE.

  1. Ici s’arrête le manuscrit inédit de M. Ampère. Il se proposait de « juger, » à la fin de ce chapitre, « la moralité des poètes du siècle d’Auguste ; » mais cette « conclusion » n’a pas été écrite.