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Mme Carvalho en est venue à ce point où sa propre perfection nuit à l’artiste. Elle appartient au maître bien plus qu’elle n’appartient à son rôle. Ce qui la possède bien autrement que ces amours qu’elle nous raconte, c’est l’admiration de la musique qu’elle chante et qui doit être en effet, en ce moment, la plus admirable de toutes, puisqu’elle la chante. Au lieu de nous dire avec Agathe : « Déjà depuis longtemps tout s’abandonne au repos, cher bien-aimé, qui te retient loin de moi :

Alles pflegt schon längst der Ruh’,
Trauter Freund, wo weilest du?


elle dit : « Que tout cela est beau, plein de jolis petits détails exquis! et vous remarquerez, s’il vous plaît, cher public, que pas un seul n’échappe à ma sollicitude. » Plus tard, lorsque vient le grand mouvement de l’allegro, la voix manque : nul éclat sur cette fière et splendide tenue, en revanche des roulades perlées, le coquet, le mignon remplaçant le cri des entrailles, quelque chose de lovely, de rarissime, qui nous rappelle ce mot d’un aimable homme s’écriant au sortir du sermon : « Je viens d’entendre le père Hyacinthe; je l’ai trouvé charmant! » Charmante en effet, Mme Carvalho; mais dans ce morceau d’un dramatique si profondément inspiré, dans cette scène où les Sontag, les Devrient, les Jenny Lind ont passé, où vibre encore à toutes les oreilles la voix à grande et pathétique résonnance d’une Lauters à ses débuts, être simplement agréable ne suffit pas; il faut, comme dans un sermon, avoir l’accent qui vous domine, vous entraîne, ou ne point s’en mêler. Les roulades de Weber dans le Freischütz ne sont point des fioritures ordinaires, cela se chante et s’enlève à plein gosier, haut la voix, sans raffinemens ni gentillesses. Figurez-vous une toile de Delacroix ou de Géricault reproduite à la loupe en un de ces tableautins curieux que minute le pinceau de M. Meissonier: c’est exactement l’effet que produit dans cette musique du Freischütz le chant spécialement didactique de Mme Carvalho.

La Devrient fut l’idéal de ce rôle d’Agathe. Comme si la splendeur de sa voix, le naturel, la vaillantise de son inspiration n’eussent pas suffi, elle en avait encore le physique, blonde avec des yeux de Vergissmeinnicht, une taille souple et ronde, des bras taillés dans le marbre le plus pur. Après avoir, dans le premier entrain de la jeunesse et sans trop y réfléchir, joué maintes fois à ses débuts ce rôle d’Agathe, elle s’en était un peu dégoûtée; le vieux Miksch, lorsqu’elle vint à Dresde, lui fit reprendre le rôle, étudier la partition note par note, et de cette analyse intelligente et profonde, poursuivie des mois entiers sous les yeux d’un maître qui ne laissait rien passer, sortit la charmante figure, restée typique en Allemagne, la douce, naïve, innocente Agathe, un peu sentimentale, prenant pour confidente de ses peines amoureuses la nature au milieu de laquelle elle vit.