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dant les yeux. Le bon sior comprendra le tour, il saura bien faire le mort, et le reste nous regarde.

Le lendemain, dès cinq heures du matin, des gens du peuple, des femmes et des enfans curieux d’assister à une exécution abordaient au Lido de divers quartiers de la ville. Ils attendaient, les uns sur le terrain consacré au tir à la cible, les autres devant la porte de la caserne. En ce moment, le désordre causé par le désastre de Solferino n’était point encore réparé. Une partie de la garnison, restée sur la terre ferme, ne savait si elle devait retourner à Venise. On n’avait laissé dans les forts du Lido qu’un petit nombre de soldats lombards. C’était ce débris de la garnison de San-Nicoletto qui se trouvait chargé de mettre à mort le condamné Centoni. À six heures précises, la porte de la caserne s’ouvrit, et l’on vit sortir un peloton de fusiliers commandés par un sergent lombard et un lieutenant allemand. Les soldats formaient deux files entre lesquelles était don Alvise, la tête nue et marchant d’un pas ferme, bien qu’on le menât où aucune des personnes présentes n’eût voulu aller. Une jeune femme, se penchant vers sa voisine, lui dit à voix basse : — Tout va bien, ce sont les Lombards.

Et quand le détachement passa, elle échangea un clignement de paupière avec le sergent. En ce moment, l’on aperçut à quelques brasses du rivage une grosse barque aux couleurs jaune et noire. L’officier, pensant que cette barque apportait peut-être la grâce du condamné, voulut attendre qu’elle eût abordé. Douze soldats croates en descendirent, conduits par un vieux capitaine et un agent de police. Un colloque en langue allemande s’engagea entre le capitaine et le lieutenant, à la suite duquel on vit les Lombards former la haie, écarter les curieux, et céder la place aux Croates sur le terrain du tir à la cible. Centoni mit un genou en terre. Les Croates abaissèrent leurs armes avec la précision d’un seul homme. On entendit le commandement de feuer, et le condamné tomba foudroyé. Deux femmes du peuple, l’une grande et belle, l’autre boiteuse et rachitique, se jetèrent, malgré les soldats, sur le corps de Centoni en poussant des cris déchirans. On fut obligé de leur arracher ce cadavre qu’elles tenaient embrassé sans s’apercevoir qu’il les inondait de sang. Un quart d’heure après, la plage lugubre du Lido était entièrement déserte.

Un parent collatéral hérita de la fortune de Centoni. En 1863, il y avait dans un coin du cimetière de Venise un petit tombeau de marbre blanc, élevé par les soins de ce parent, et sur lequel on lisait ces mots gravés au-dessous des deux noms de Martha Lovel et d’Alvise Centoni : promessi sposi.


Paul de Musset.