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les bras d’un homme du peuple. Lorsqu’il reprit connaissance, on l’avait transporté chez la locandière de miss Lovel. Cette femme lui remit le paquet cacheté sur lequel était inscrit son nom. Il y trouva une lettre et la petite boîte ornée du rhinocéros en piqué croisé. La lettre contenait ce qui suit :

« Cher Alvise, au moment où vous lirez mon dernier adieu, il n’y aura plus de Martha Lovel. Je voulais vivre pour vous, je ne l’ai pas pu. Vous savez ma triste histoire. Depuis cinq mois, je vis d’expédiens. Pour aller plus loin, il faudrait descendre jusqu’à recourir à la charité de personnes étrangères auxquelles je ne puis offrir aucune garantie, ou bien il faudrait demander crédit à des gens qui se croient plus pauvres que moi. Cela m’est impossible. À quoi servirait de me souhaiter autre que je ne suis, puisque vous m’aimez telle que Dieu m’a faite ? On me blâmera d’avoir gardé le silence, et si je parlais, on me prendrait pour une intrigante. Mes amis eux-mêmes, si je leur faisais la confidence de ma détresse, s’éloigneraient peut-être de moi. Au lieu de cela, ils me plaindront, ils me donneront un regret, peut-être une larme, en me conduisant à ma dernière demeure, et je leur laisserai la satisfaction de pouvoir dire que je suis morte par ma faute.

« Croyez-moi, cher Alvise, si je pouvais seulement prévoir quand s’ouvrira votre odieuse prison, je ferais tout au monde, je supporterais toute sorte d’humiliations pour vivre jusqu’au jour de votre délivrance ; mais vos ennemis ne pardonnent jamais, ils ne savent oublier que le prisonnier dans son cachot. L’incertitude abat mon courage. La misère m’envahit ; on ne m’a pas appris à lutter contre elle, je ne suis pas de force à lui résister.

« En voyant combien il faut peu de chose à une femme pour se nourrir, — un morceau de pain, un sou de lait, — j’ai cru d’abord que je vivrais longtemps ainsi, et puis le jour est venu où le sou lui-même et le morceau de pain ont manqué ; mais je veux vous épargner ces détails affligeans. Dans ce pays qui ne me doit rien, puisque je suis étrangère, il ne me convient pas de me laisser porter au cimetière par la charité publique. On trouvera sur ma cheminée la petite somme d’argent rigoureusement nécessaire aux frais de mon convoi. Excusez, cher ami, ce dernier soupir de mon orgueil. Toute misérable que je suis, il m’est doux de penser que je puis encore faire un legs. Je vous donne ma petite boîte en piqué croisé. Elle renferme une boucle de mes cheveux et quelques parfums. On dit que les souvenirs de l’odorat ont une vivacité particulière. Je vous avais promis de ne plus porter cette boîte chez San-Quirigo ; j’ai tenu parole.

« Mes forces s’épuisent, ma vue se trouble. Ma plume refuse de marcher. Je tombe de faiblesse et d’inanition. La nature m’avertit