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chargé de conduire le prisonnier hors de l’île Saint-George changea subitement de ton, et passa de l’arrogance à la politesse la plus obséquieuse, donnant à Centoni de la seigneurie, disant que son métier lui déplaisait fort et qu’il y renoncerait, s’il n’avait sur les bras une femme et trois enfans, — que la république pouvait revenir un jour, et qu’il servirait Manin plus volontiers que le gouvernement de là-bas. Centoni était trop bon Vénitien pour se laisser prendre à ces grossières provocations ; il se contenta de répondre en bégayant qu’il avait laissé sa langue à Saint-George-Majeur. Au moment où la gondole toucha les marches de la Piazzetta, il dit adieu au très fidèle agent de la polizia, sauta lestement sur la rive, et partit en courant de toutes ses forces. Il traversa la place Saint-Marc, le pont Saint-Moïse, la place et le pont Sainte-Marie-Zobenigo ; puis, laissant à sa droite l’église Saint-Maurice, il s’enfonça dans une des trois petites rues qui aboutissent au Rio-Santissimo, et s’arrêta enfin hors d’haleine devant une porte basse. Il eut beau sonner, frapper et appeler ; on ne lui ouvrit point. Du haut de la maison voisine, une femme attirée par le bruit lui cria que les voisins étaient à la paroisse, puis elle referma sa lucarne.

On fête tant de saints à Venise, que nul n’en saurait dire le nombre. Centoni pensa d’ailleurs qu’il avait bien pu se tromper dans sa prison en comptant ses journées de captivité. Il courut à Saint-Maurice. L’église était déserte. À l’entrée d’une petite chapelle latérale, il vit deux tréteaux de bois près desquels gisait à terre un paquet d’oripeaux noirs. Des gens du peuple prosternés dans un coin priaient avec ferveur. Un sacristain armé de l’éteignoir s’approcha de l’autel, où les cierges brûlaient encore ; Centoni lui prit le bras, et, montrant les tréteaux de bois, il prononça d’une voix altérée ces deux mots : — Qui donc ?

— Je ne sais pas, répondit le sacristain avec indifférence, — une femme, une étrangère, je crois.

Les gens du peuple agenouillés se levèrent. Centoni se trouva en face de Susannette et de Betta. — Parlez donc, vous autres, leur dit-il ; où est Martha Lovel ?

In paradiso, répondirent les deux jeunes filles en faisant le signe de la croix.

Centoni chancela ; ses yeux se voilèrent. Soutenu par les bonnes gens qui se pressaient autour de lui pour le secourir, il se traîna jusqu’au petit pont Saint-Maurice. À peu de distance, il aperçut dans le canal trois gondoles découvertes glissant lentement sur l’eau des lagunes. La première portait le cercueil entouré de quatre pénitens masqués ; — dans la seconde étaient les prêtres en surplis, et dans la troisième Pilowitz, le commandeur et l’abbé Gherbini. A la vue de cet appareil funèbre, le pauvre Centoni tomba évanoui dans