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naient ainsi à compter en langue allemande. Quelquefois l’école de peloton variait leurs plaisirs ; ceux d’entre eux qui s’attendaient à être fusillés pouvaient admirer la précision des mouvemens et l’ensemble parfait avec lequel les chiens des fusils tombaient sur les batteries au commandement de feuer !

Telles étaient les seules récréations du pauvre Centoni ; aussi, le jour où la voix glapissante et bien connue du crieur public s’éleva par-dessus tous les autres bruits de la prison, il lui prêta une oreille attentive et charmée. Aux cris trois fois répétés de Santa-Marta et de Sant’-Alvise, il comprit que les vociférations s’adressaient à lui, devina tout de suite le complot et répondit, comme nous l’avons raconté, par le cri que recueillirent les fines oreilles de Susannette et de Betta. Cependant les vagues espérances que cet incident avait fait naître dans l’esprit de Centoni s’éteignirent peu à peu. Le souvenir de la situation critique où il avait laissé miss Lovel, la certitude que cette situation s’aggravait de jour en jour, le jetaient dans une angoisse inexprimable. Il passait de longues heures à estimer la valeur numéraire des bijoux et objets d’art que possédait son amie, le prix qu’en donnerait le vieux rusé de San-Quirigo, et le temps que pouvaient durer ces faibles ressources. Comme il s’entendait en expertise, il ne se trompait pas de beaucoup dans ses calculs. C’était vers le sixième mois que devait arriver le terme fatal, car il ne doutait point que miss Lovel ne se laissât mourir plutôt que de contracter des dettes.

Un matin, assis sur son lit, il ruminait ces tristes pensées, lorsque la porte de sa cellule s’ouvrit. Le geôlier parut, accompagné du gardien-chef et d’un homme en habit vert. L’agent de police s’avança jusqu’au milieu de la chambre, et débita d’un ton académique un petit sermon évidemment appris par cœur et récité peut-être pour la centième fois. L’orateur invita le prisonnier à s’abstenir de propos imprudens qu’il ne pourrait plus tenir désormais sans une noire ingratitude, et l’engagea fort à se féliciter de la clémence du bon gouvernement, qui lui pardonnait ses fautes, conspirations, blasphèmes, crimes et délits passés. Centoni voulut protester contre la qualification de conspirateur ; mais, au premier mot qu’il essaya de prononcer, il s’aperçut avec effroi qu’il bégayait.

— Remettez-vous, lui dit l’homme en habit vert. Ce bégayement est un effet de vos cinq mois de silence. Nous en voyons de fréquens exemples dans les prisons. Cela passera bientôt. Profitez de la petite leçon que vous venez de recevoir, et n’oubliez pas que la récidive pourrait entraîner le carcere duro, ou même la peine de mort, selon la gravité d’un second délit. Maintenant suivez-moi au bureau pour faire inscrire votre sortie sur le registre des carcerati.

Cette dernière formalité une fois remplie, le drôle en habit vert