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Quand elle fut rentrée chez elle, l’irritation qui l’avait soutenue jusqu’alors tomba tout à coup, et son courage l’abandonna. Persuadée qu’elle allait être cause d’un redoublement de sévérité à l’égard du pauvre Centoni, elle se reprochait amèrement son orgueil et sa roideur de caractère, et lorsqu’elle eut soulagé son cœur en pleurant, elle se reprocha encore l’humilité de ses larmes.

Il y eut une rumeur, ce jour-là, parmi le petit monde dévoué à Centoni. L’éloquente Betta, en racontant à ses amis la scène entre le général et la signorina, se laissa emporter par la beauté du sujet. Vainement la grande dame s’était traînée sur les genoux en s’arrachant les cheveux ; l’homme du nord, impassible et féroce, l’avait repoussée du pied, en lui disant avec des regards de basilic que le prisonnier serait plongé dans les entrailles de la terre, pour y travailler jusqu’à sa mort à l’exploitation des mines du bon gouvernement. Il se pouvait pourtant que ces menaces ne fussent que des paroles d’homme en colère. Pour savoir si elles seraient suivies d’effet, il fallait surveiller la barque jaune et noire qu’on voyait amarrée dans le Rio-di-Palazzo, et qui servait au transport des prisonniers. Pendant une semaine entière, des femmes, des enfans, des gens du peuple se relayèrent nuit et jour pour observer la barque jaune et noire, et comme elle demeura constamment amarrée à son poteau, le petit monde conçut l’espoir que Centoni resterait à Saint-George-Majeur.

Cependant la police avait résolu de découvrir le moyen pratiqué par le prisonnier pour établir des relations avec les gens du dehors. On interrogea les geôliers et les gardiens ; on n’épargna ni les menaces ni les promesses. Ce fut inutilement ; ces employés étaient des Allemands d’une fidélité éprouvée ; ils sortaient rarement de l’île Saint-George et ne connaissaient personne dans la ville. Un seul d’entre eux avait eu quelques rapports avec un pauvre cordonnier. On fouilla la maison du cordonnier, et comme on trouva chez lui une vieille baïonnette rouillée qui lui servait de pincette pour attiser son feu, on le fusilla sur la plage du Lido. Ce beau résultat ayant un peu calmé les esprits, l’affaire de Centoni fut oubliée.

Miss Martha, découragée par le mauvais succès de sa première démarche, n’osait pas en tenter une seconde ; elle craignait d’attirer quelque surcroît de misère sur la tête du prisonnier. D’ailleurs cette détention ne pouvait pas durer toujours. Pour en voir la fin, il ne fallait que vivre et gagner du temps ; or Venise est une ville où l’on peut se loger et se nourrir à si peu de frais qu’on ne saurait le croire à moins d’en avoir fait soi-même l’expérience. Privée de sa pension, n’ayant plus rien à attendre de sa famille, miss Lovel réunit tout ce qu’elle possédait de bijoux et d’objets précieux, et se rendit de grand matin chez le Juif San-Quirigo. Au retour de cette