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anglais ; Cinthie fait voler sur la voie Appienne ses mulets à queue coupée ; elle va à Baïes, ce rendez-vous des voluptés romaines, pareille à certaines villes d’eaux de nos jours, et dont Properce l’engage à fuir les séductions.

Les poètes qui viennent de nous occuper, surtout Ovide et Properce, nous initient à un côté de la vie de Rome qui, pour nous, en complète le tableau, — à l’existence des courtisanes, au demi-monde romain.

Ces courtisanes sont de diverses sortes. Il y en a qui, rejetant leur manteau en arrière et le brodequin crotté, parcourent la voie Sacrée[1], comme ces pauvres femmes qui arpentent le soir nos boulevards,

Cui sæpe immundo Sacra conteritur via socco ;


mais celles-là, on peut le croire, tiennent peu de place dans la vie, et dans les vers des poètes, bien que, dans un moment d’humeur, Properce leur donne la préférence. Celles qu’ils aiment avec une passion véritable, qu’ils chantent, dont ils célèbrent les bontés et maudissent les rigueurs, sont d’une autre sorte. Ce sont bien aussi des beautés vénales, et Properce le savait trop bien quand il déplore l’arrivée d’un certain préteur, venu d’Illyrie, « riche proie pour Cinthie, dit-il, et pour lui-même grand souci, » qu’il conseille à la dame de renvoyer le plus tôt possible en Illyrie après l’avoir plumé convenablement ; mais ce sont des femmes cultivées, musiciennes et même quelquefois poètes, qui se croient les égales de Corinne et d’Érinna, dit Properce avec un peu de malice et peut-être quelque jalousie de poète ; ce qui ne l’empêche pas de préférer aux lectures publiques une lecture de ses vers faite dans un tête-à-tête avec Cinthie, et de mépriser le jugement du public, s’il a le suffrage de sa maîtresse. De son côté, elle apprécie les vers qu’il fait pour elle et qu’on lit dans tout le Forum : lorsqu’elle les récite, elle méprise les richards. Cependant elle n’est pas toujours aussi désintéressée.

Ce qui est curieux, c’est que Cinthie est dévote, ainsi que le seront les courtisanes romaines du XVIe siècle. Après s’être lavé le visage, s’être coiffée, avoir mis sa robe et placé des fleurs dans ses

  1. C’est aussi à la voie Sacrée que se rapportent, je crois, ces vers, où il est question d’une lena :
    Ceu clauda pererret
    Saxosamque terat sedula culpa viam.
    La voie Sacrée, dont la présence de la lena achève de caractériser un des aspects, s’appelle ici saxosa à cause de ses larges dalles : « Saxa madent (Luc), les dalles sont inondées » (Dict, de Quicherat). Et Properce, lui aussi, s’adressant à la voie Appienne :
    Appia, die, quæso, quantum, te teste, triumphum
    Egerit, effusis per tua saxa rotis.
    (Prop., v. 8, 17.)