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« La Niobé des nations ! La voilà debout, sans enfans, sans couronne, sans voix dans son malheur ! »

Et sur la marge d’une feuille de papier où ces vers étaient traduits en langue italienne, Centoni avait eu l’imprudence d’écrire en français cette note séditieuse : « privée de voix et de couronne, oui, mais non d’enfans. »

Tous les soirs, après minuit, les amis de miss Lovel se séparaient, en sortant de chez elle, devant l’église Saint-Maurice. Centoni regagnait invariablement son domicile par la place Sant’-Angelo, et sur le petit pont de San-Paternian il ne manquait pas de saluer la maison où Manin avait demeuré. Un matin, la fidèle Teresa entra toute en larmes dans la chambre de miss Lovel. On ne savait ce que son maître était devenu. Il fallait qu’il eût été enlevé ou assassiné dans le trajet de Saint-Maurice à la rive del Carbon. Teresa, en interrogeant d’autres servantes sur son chemin, venait d’apprendre qu’une barque à trois rameurs, peinte en jaune et en noir, s’était arrêtée à minuit au pont de San-Paternian ; des hommes en habits verts avaient été vus assis sur les marches du pont, comme s’ils eussent attendu quelqu’un. Miss Lovel écrivit à la hâte à ses amis pour les informer de ces détails. Pilowitz et l’abbé Gherbini se rendirent ensemble à la police. Le signor direttore les reçut avec toute sorte d’égards. Les rapports de ses agens ne signalaient aucun attentat contre les personnes commis pendant la nuit précédente.

— Quant aux opinions de votre ami, ajouta le direttore en souriant, elles, nous sont parfaitement connues ; son dossier s’est encore enrichi récemment de notes excellentes. Rassurez-vous donc, messieurs, don Alvise Centoni se retrouvera sain et sauf quelque part. Si pourtant vous n’aviez pas de ses nouvelles demain, je le ferais chercher.

Le lendemain, point de nouvelles de Centoni. Le direttore en parut étonné. Il ordonna aussitôt de commencer une enquête. Les jours et les semaines se succédèrent, et l’on ne découvrit rien. L’abbé Gherbini, plus défiant que Pilowitz, se souvint que les discours et promesses du signor direttore se pouvaient interpréter dans un sens ironique. Ces notes dont le dossier de Centoni s’était enrichi, cela signifiait peut-être une dénonciation. Miss Martha en était réduite à souhaiter que le soupçon de l’abbé se confirmât ; elle eût voulu savoir son ami enfermé, pourvu qu’il fût vivant, et puis elle frissonnait en songeant aux horreurs qu’on racontait du régime des prisons d’état. Sur ces entrefaites, elle reçut la visite de Susannette et de la naine Betta, qui venaient lui offrir leurs services. Déjà Susannette avait fait feu de ses beaux yeux pour séduire un des habits verts de la polizia. Cet homme lui avait appris