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— Ah ! signorina, dit Centoni, c’est à présent que je commence à espérer, car vous me voyez meilleur que je ne suis, et en effet comment pourrez-vous jamais me trouver digne de vous, à moins de me regarder avec des yeux prévenus ? Mais dans ce que vous appelez ma transformation, il y a une cause divine que vous oubliez de dire.

— Laquelle ? demanda Martha en souriant.

— Mon amour pour vous.

— Oui, cher Alvise, l’amour a fait de vous un autre homme, et je ne serais guère femme, si je l’ignorais encore.

En parlant ainsi, Martha s’appuyait avec plus d’abandon sur le bras de Centoni.

— Eh bien ! dit-il, ne serait-ce pas le moment de prononcer le dernier mot qui me rendrait si heureux ? Voyez ces plantes rares, ces belles fleurs réunies de tous les points du globe ; j’atteste ces témoins muets et charmans que je prends pour femme miss Martha Lovel, si elle veut m’accepter pour mari.

Martha baissa la tête et répondit tout bas : — J’accepte.

Puis elle étendit la main vers un groupe d’arbustes de Surate. Au moment d’en casser une petite branche, elle s’arrêta, en lisant sur une étiquette le mot velenosi. Ce groupe de plantes exotiques était celui des terribles poisons de l’Inde. A quelques pas plus loin, elle vit une mimosa pudica, et, malgré la consigne qui défendait aux promeneurs de toucher aux plantes, elle en cueillit un rameau que Centoni serra dans sa poche.


IX.

La rentrée des Autrichiens à Venise n’y avait restauré que le gouvernement impérial. L’aspect de la ville était morne et désolé. A mille indices, on sentait que la guerre se poursuivait dans les esprits entre la garnison et les habitans. Ce n’était plus le beau temps où la place Saint-Marc ressemblait à un vaste salon. La musique militaire y donnait son concert pour les officiers et pour quelques étrangers. Par ordre d’un comité politique dont on ne connaissait ni l’organisation ni les membres, les femmes devaient circuler incognito dans la lagune, en fermant les volets de leurs gondoles. Le commerce était anéanti, et la misère prenait des proportions effrayantes. Précisément à l’heure où jadis le monde élégant affluait à Saint-Marc et sous les Procuraties, quelques jeunes gens se réunissaient loin de là, sur la place San-Stefano, et prenaient leurs rafraîchissemens dans un obscur petit café. Centoni n’approuvait point cette politique de taquinerie. Un soir, il se rendit au café de la place San-Stefano, et, s’approchant d’une table autour de la-