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après le feld-maréchal Radetzky fit son entrée au milieu d’une population silencieuse, mais non abattue.

Notre ami Centoni trouva quelque soulagement à sa douleur dans la pensée que sa chère Venise échappait à une destruction complète. Sauf trois ou quatre palais un peu endommagés, les monumens, les chefs-d’œuvre des arts, accumulés depuis tant de siècles, étaient restés intacts[1]. Manin, en dressant une liste de quarante personnes trop compromises pour s’exposer au ressentiment du feld-maréchal, ne songea point à y inscrire le nom de son pourvoyeur. Centoni eût préféré les persécutions à l’exil ; mais le secret de ses opérations avait été gardé. Personne ne pouvait dire l’avoir vu au feu ou seulement armé d’une rapière ; ses compatriotes faisaient peu de cas de lui, et la police autrichienne l’en estimait d’autant plus. Par prudence autant que par inclination, il conserva son ancienne habitude de fréquenter les petites gens. Tous les maux que la guerre laisse après elle, les maladies, les misères à secourir, les plaies de toute sorte à fermer, réclamaient ses soins. Malgré son envie de donner tout son bien à la république, il n’avait pas pu réussir à vendre ses terres, ni à s’endetter d’une somme égale à leur valeur. En habile administrateur, il prit les mesures nécessaires pour réparer les brèches de sa fortune. Quand il eut fait rentrer Matteo à la fabrique de bougies stéariques de la Mira, procuré des commandes de dentelles à Susannette et fourni à Betta de quoi avancer sa oie d’un bon nombre de jours, il se sentit moins triste. Ces occupations ne l’empêchèrent point de rendre assidûment ses petits services aux dames irlandaises ni de venir, à la seconda sera, prendre le thé préparé par mistress Hobbes en compagnie de Pilowitz, de l’abbé Gherbini et du vieux commandeur.

Un soir, au moment où le campanile de Saint-Marc sonnait le carillon de minuit, don Alvise s’apprêtait à sortir avec les autres habitués de la maison, lorsque miss Lovel le pria de rester. Sur une table étaient plusieurs lettres dont l’entrée à Venise avait été retardée par le bombardement. Miss Lovel prit une de ces lettres, comme si elle eût voulu la communiquer à Centoni, puis elle parut changer d’idée et rejeta la lettre sur la table.

— Mon ami, dit-elle, j’ai un service à vous demander. Cet hôtel est bruyant ; il y arrive des étrangers à toute heure. J’ai besoin de calme et de silence ; cherchez-moi, je vous prie, un petit appartement meublé, d’un prix modique, un de ces réduits pittoresques et

  1. On montre aux étrangers, au palais Vendramin, deux boulets autrichiens qui vinrent tomber près de l’appartement de Mme la duchesse de Berri. Le palais Labia, étant près de la lagune, a plus souffert que les autres. La magnifique galerie de tableaux du palais Manfrin a échappé par miracle aux projectiles.