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accaparant des blés pour affamer l’armée impériale. Par bonheur, je me trouvais hier chez le général Welden au moment où il écoutait ces dénonciations de la bouche d’un muscadin serré dans sa redingote comme une jeune fille dans son corset. Je n’ai pas pu m’empêcher de rire. Le général déteste les cruautés inutiles ; je lui ai fait de vous un portrait si différent du premier, que mon envie de rire l’a gagné malgré lui. Le jeune muscadin contrarié a prétendu que, selon le rapport du vieux hussard, vous aviez avoué vos crimes. Alors nous avons lu ce rapport, où il est écrit que vous vendiez des blés, tandis qu’on vous accusait d’en acheter ; ce qui m’a fourni l’occasion d’un superbe mouvement oratoire. « Il faudrait pourtant s’entendre, ai-je dit ; dans une opération de commerce, le même homme ne peut pas être à la fois le vendeur et l’acheteur. » Le général, touché par la force de cet argument, s’est écrié que cette ridicule méprise avait duré assez longtemps, et il a signé l’ordre de vous relâcher. Parlons de choses plus sérieuses. Je vous approuve d’avoir abandonné les Vénitiens à leur folle obstination. Un homme prudent comme vous ne s’attache point à une cause vaincue d’avance. Les nouvelles d’aujourd’hui prouvent la haute sagesse de votre conduite. Le feld-maréchal vient de remporter une victoire décisive à Novarre. Les provinces lombardes retombent au pouvoir de l’Autriche, et il faut espérer que Manin ne s’entêtera pas dans une résistance inutile ; mais qu’avez-vous donc ? vous pâlissez.

— Ce n’est rien, répondit don Alvise ; je devais être fusillé ce matin…

Povero ! interrompit le capitaine, j’oubliais votre nuit d’angoisses. Si courageux qu’on soit, la mort violente et prévue, à jour fixe, est toujours effrayante. Vous dormiez cependant comme un béat. Autres nouvelles : la Hongrie est en feu. Mes compatriotes imitent les vôtres ; ils auront le même sort. Votre exemple me servira. Je ne renoncerai pas à mon grade pour aller combattre à côté de Bem ou de Georgey. Chacun pour soi, et afin que mes chefs n’aient point de doute sur mes intentions, je vais à Brescia, où je serai sous les ordres de Nugent et de Haynau, deux cœurs de bronze. Qu’en dites-vous ? Est-ce que vous ne m’approuvez pas ?

— Si fait, cher capitaine, répondit Centoni. Excusez mes distractions. J’ai encore dans les poumons l’air empesté de la prison.

— Oui, reprit Pilowitz, je vous comprends. Vive la vraie liberté ! celle de manger et de boire, la liberté des bons vivans !

Le repas achevé, les deux amis se dirent adieu, et Pilowitz remonta sur son cheval en promettant à don Alvise de déjeuner bientôt avec lui sous les Procuraties, au café Florian. Tandis que le capitaine reprenait la route de Trévise, Centoni sortit de San-Biaggio dans