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jouissant de la plus entière liberté dans presque tous ces pays, sont au nombre de plusieurs milliers ; les bibliothèques, les écoles se multiplient, et déjà quelques-uns des états américains comptent parmi leurs citoyens une plus forte proportion de personnes sachant lire et écrire qu’il n’en existe dans les contrées de l’Europe occidentale, l’Espagne, la France et l’Angleterre : au Paraguay notamment, il est à peine un descendant des anciens Guaranis qui ne sache signer son nom. Les populations d’origine colombienne se distinguent par une intelligence ouverte, et peuvent s’assimiler toute nouvelle idée avec une singulière prestesse. Quelles que soient les causes de cette facilité qui nous étonne, — le mélange de races, les avantages du climat et l’abondance des produits, la fréquence des voyages, ou bien encore les habitudes de liberté et la contemplation des grands horizons de la nature, — il est certain qu’on ne rencontre guère dans l’Amérique espagnole de ces exemples de crasse ignorance si nombreux dans les foules européennes : le voyageur reste confondu quand il voit combien le vaquero des solitudes américaines est supérieur en intelligence et en dignité au rustre de nos campagnes.

Ce n’est point que l’état social de ces peuples en formation du Nouveau-Monde ne laisse encore beaucoup à désirer. Au contraire, il est bien des causes qui doivent forcément retarder la marche de ces jeunes républiques. La superstition et les vaines pratiques religieuses ne cèdent que lentement à l’influence de l’éducation populaire ; les femmes, abandonnées à leur ignorance et à leurs futilités, ne sont guère respectées dans leur dignité d’êtres moraux, et par suite les mœurs sont en général très relâchées ; si l’esclavage des noirs est aboli depuis longtemps, il existe encore dans plusieurs républiques une sorte de servage qui retient fatalement les Indiens en dehors de toute civilisation. Enfin les guerres civiles éclatent souvent entre les diverses républiques sœurs ou même entre deux partis d’un seul état, des ambitions rivales se disputent le pouvoir, et des milliers de jeunes gens avides de dépenser leur force, comme l’étaient autrefois les citoyens remuans des républiques grecques, sont toujours prêts à se jeter joyeusement dans la mêlée. Ces petites révolutions locales, ces dissensions d’un jour, que viennent envenimer parfois les agressions du dehors, sont les faits qui choquent le plus nos sociétés européennes, accoutumées aux guerres stratégiques et aux massacres en grand ; mais cet état de choses ne peut manquer de disparaître graduellement, comme il a déjà disparu au Chili, par suite des progrès de toute sorte et de la solidarité des intérêts commerciaux et politiques. D’ailleurs la création d’une grande ligue américaine, si heureusement inaugurée par les états andins, contribuera certainement pour une forte part à prévenir les insurrections et les luttes en introduisant la pratique de l’arbitrage