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publiciste dans son journal ou l’orateur au sein des assemblées. On vit se former toute une légion de poètes qui jetaient aux échos les fanfares nationales et accusaient les lenteurs du gouvernement prussien.

Frédéric-Guillaume IV, intelligence brillante, caractère indécis, n’était pas fâché de ces manifestations tumultueuses malgré les embarras qu’elles lui causaient. Il jouissait en artiste de ces acclamations tour à tour enthousiastes ou menaçantes, au lieu d’utiliser en homme d’état cet élan de l’esprit public. N’osant se mettre à la tête du mouvement, il se gardait bien pourtant de le décourager. Tout son règne, quand on le considère à distance, semble n’avoir eu d’autre programme que celui-ci : laisser briller à tous les yeux l’idéal de l’unité allemande, en réservant à des successeurs plus hardis la mission de le poursuivre. Il rêvait, et, satisfait de son rêve, il eût voulu que tous les cœurs s’en contentassent comme lui. Il rêvait tout haut quelquefois, témoin ce jour où, haranguant une foule immense pressée sous le balcon de son palais, il annonçait ainsi sa politique : « Chevaliers, bourgeois, paysans, et vous tous, parmi cette foule innombrable, vous tous qui pouvez m’entendre, voici la question que je vous adresse : voulez-vous, en cœur et en esprit, en paroles et en actes, voulez-vous avec la loyauté sainte d’un cœur allemand, avec l’amour plus saint encore d’une âme chrétienne, m’aider à maintenir la Prusse telle qu’elle doit être pour ne pas périr ? Voulez-vous m’aider à développer plus richement chaque jour les ressources vivaces qui ont fait de ce pays, malgré son petit nombre d’habitans, une des grandes puissances de la terre ? Ces ressources, vous les connaissez, c’est le sentiment de l’honneur, la loyauté, l’amour de la lumière, l’amour du droit et de la vérité, surtout l’ardent désir de toujours marcher en avant, avec l’expérience de l’âge mur et l’héroïque intrépidité de la jeunesse. Êtes-vous bien résolus à ne point m’abandonner dans cette tâche, à y persévérer au contraire, à vous y obstiner avec moi dans les bons et dans les mauvais jours ? Répondez-moi donc par le son le plus clair et le plus joyeux de la langue maternelle, répondez-moi avec acclamations : Oui ! » Et les acclamations éclatèrent, bien qu’on ne s’entendît guère de part et d’autre. Tandis que ces mots de jeunesse, de maturité, d’héroïsme, résonnaient aux oreilles du peuple comme la promesse d’un développement viril et d’une marche en avant, le roi s’enthousiasmait secrètement pour je ne sais quelle restauration du moyen âge. Cette affectation de partager la nation allemande en classes distinctes, ces dénominations de chevaliers, de bourgeois, de paysans, adressées à des hommes dont le cœur battait à l’unisson et qui voulaient transporter enfin cette unité dans leur vie