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de nos postes et transporté dans le fourré par le monstre, il n’avait dû son salut qu’au prompt secours de ses camarades ; mais le pauvre homme était resté à tout jamais hébété et comme idiot de son alerte. Aussi l’Annamite respecte-t-il trop ce dangereux ennemi pour se permettre la moindre familiarité avec lui, et jamais il ne l’appelle que ong-cap, monsieur le tigre ou plutôt monseigneur le tigre. Lui attribuant une intelligence surnaturelle, il ne construira de piège à son intention que sur un ordre écrit et formel, et cet ordre, il aura soin de l’afficher le plus en vue qu’il pourra dans sa cabane, afin de dégager bien catégoriquement sa responsabilité personnelle, à lui chétif, dans ces démêlés des puissans de la terre. Encore le plus souvent négligera-t-il volontairement d’amorcer le piège, dans l’espoir que ong-cap lui sera reconnaissant de cette connivence tacite. Parfois même il fait appel chez lui aux sentimens de la famille. Il arriva qu’un Annamite de la province de Mytho trouva dans le bois un petit tigre égaré. Il l’emporte dans sa case et l’entoure des soins les plus tendres, convaincu que la mère lui tiendrait compte de ce bon procédé dans ses relations avec son bétail ; mais à quelques jours de là un cochon vint à manquer à l’appel, dévoré sans nul doute par l’ingrate tigresse. Notre homme alors changea de système, et voulut voir s’il obtiendrait un meilleur effet en châtiant sur le fils la gloutonnerie de la mère. La perte d’un second cochon ne tarda pas à redoubler son embarras. Que faire ? Le farouche ennemi qu’il voulait se concilier restait insensible aux bons comme aux mauvais traitemens. Il n’était que sage de se défier d’une nature aussi capricieuse, aussi difficile à satisfaire, en abandonnant une affaire qui probablement tournerait mal d’un jour à l’autre, et plus tôt il s’affranchirait de cette tutelle délicate, mieux cela vaudrait à coup sûr pour lui. Le résultat de ces réflexions fut que le prudent Annamite offrit son tigre à l’inspecteur des affaires indigènes de Mytho, qui plus tard en fit don au Jardin des Plantes de Paris, où chacun peut l’admirer aujourd’hui.


III

Vue à vol d’oiseau, la Cochinchine présente du côté de la mer une succession non interrompue d’îles basses et noyées, découpées dans les terrains d’alluvion par les nombreuses bouches du Cambodge et de la rivière de Saigon. En remontant au-dessus de ces îles, apparaissent des rizières aux plaines sans fin parsemées de bouquets d’arbres, et enfin, sur des plateaux plus élevés, se dessine dans le fond la région montagneuse et boisée de l’intérieur. D’innombrables arroyos se croisant en tous sens recouvrent le pays comme les mailles d’un réseau, les uns naturels, les autres creusés