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une idée extrêmement heureuse que d’écrire l’annamite au moyen des vingt-quatre lettres de notre alphabet, au lieu d’employer les caractères idéographiques de la Chine, hiéroglyphes barbares que l’on a si bien appelés les broussailles intellectuelles de l’extrême Orient. Malheureusement ces études se ressentirent longtemps de la précipitation des débuts et du défaut d’une bonne assiette première. Cette complication d’esprits rudes et doux, de barbes, de cédilles et d’accens, qui donnaient aux mots une apparence de porc-épic, restait lettre close pour la plupart des secrétaires subalternes que l’on essayait de recruter dans le personnel de nos sous-officiers, et leur imperturbable sang-froid linguistique nous ramenait à la confusion de la tour de Babel. L’un d’eux inscrivait le nom d’un Annamite : — Ti-mang, dit ce dernier. Le fourrier écrit Tri-mang ; je le corrige : — Oh ! répond-il avec aplomb, je ne me trompe pas, il s’appelle bien Tri-mang, mais les Annamites ne prononcent pas les r. — Il y avait de quoi porter la déroute dans la filiation de toutes les familles du pays.

On fut donc très heureux de pouvoir employer comme interprètes les élèves indigènes du séminaire catholique de Pulo-Pinang. Les missionnaires, à la vérité, ne leur avaient enseigné que le latin ; mais l’idiome auquel nous dûmes avoir ainsi recours n’avait, grâce au ciel, que le nom de commun avec la langue de Tite-Live et de Cicéron. Nul diplôme académique n’était nécessaire pour en faire usage, et le moins bachelier d’entre nous, le plus brouillé avec ses souvenirs de collège ne tardait pas, au bout de quelques semaines, à être surpris des talens ignorés qui se révélaient en lui. La périphrase faisait justice des inventions modernes ; chacun savait que le magnum tormentum belli n’était autre que le canon, le fusil catapulta, et le parvulum tormentum le pistolet ; ainsi du reste. Si la mission perdit à cette combinaison un certain nombre de prêtres indigènes, la colonie y gagna ses premiers interprètes. Cependant quelques Français mieux doués que d’autres arrivèrent peu à peu à parler l’annamite, et l’exemple de leur réussite fut encourageant. J’en pourrais citer un, simple sergent d’infanterie, qui, devenu entrepreneur, réalisa en huit mois un avoir de 192,000 fr., grâce aux marchés que sa connaissance de la langue lui permettait de passer dans le pays. Enfin aujourd’hui un système d’écoles primaires dirigé par des frères de la doctrine chrétienne a été organisé, et fonctionne avec un succès véritablement surprenant sur toute l’étendue du territoire. Dès les premiers jours, elles furent pleines ; au bout de quelques mois, on eut la satisfaction de constater que 600 enfans savaient lire, que 300 savaient écrire ; les cahiers d’écriture qu’ils montraient avec orgueil étaient lisibles, sinon élégans, et lorsque la colonie aura reçu de France le