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excellentes malgré leur disgracieux aspect, et qui furent le plus efficace instrument de la conquête. La nuit commençait à se faire lorsque enfin la haute mâture du vaisseau amiral le Duperré apparut au-dessus des arbres, annonçant le terme du voyage. La brume qui nous avait accueillis à Saint-Jacques n’avait pas tardé à dégénérer en une pluie qui augmentait avec une désolante continuité à mesure que nous avancions ; elle tombait plus que jamais au moment où, après avoir doublé le fort du Sud, dans lequel le commandant Jauréguiberry s’était si énergiquement maintenu en 1859, nous vîmes se développer les quais et la ville de Saïgon. Ce n’était pas une de ces ondées d’orage où le soleil sourit à travers la nuée ; c’était une sorte de déluge universel qui, s’il n’allait pas jusqu’à donner le sentiment d’horreur et d’anxiété dont est empreinte la toile du Poussin, en avait au moins le sombre caractère d’implacabilité. Sur les quais, quelques rares passans barbotaient dans la boue, les jambes emprisonnées dans des boites fortes qui leur montaient jusqu’aux genoux. En rade, les navires avaient pris une toilette de circonstance en s’abritant sous un double jeu de tauds superposés. A notre bord, un désappointement visible se lisait sur toutes les physionomies. Jamais plus maussade accueil n’avait glacé l’enthousiasme d’un voyageur.

Le brillant soleil qui nous éveilla le lendemain dissipa heureusement cette impression, sur laquelle je n’ai insisté que pour que l’on s’en défie, car elle est commune à beaucoup des Européens qui arrivent en Cochinchine en cette saison. Rien assurément n’est moins pittoresque que l’interminable lisière de palétuviers qui borde le fleuve du cap Saint-Jacques à Saïgon. La beauté réelle du pays ne se révèle que plus tard, et la ville de Saïgon elle-même, telle qu’elle était en 1863, donnait plutôt l’idée d’un campement provisoire que du chef-lieu d’une colonie importante. De larges voies macadamisées se coupant à angles droits de distance en distance avaient remplacé les chaussées étroites et bombées de la cité annamite, mais les maisons manquaient encore sur bien des points pour remplir ce cadre régulier. La plupart de celles que les colons avaient élevées étaient en bois ; il en était de même des établissemens publics, dont le plus souvent l’emplacement seul était indiqué par des baraques montées à la hâte. Les plus avisés parmi les fonctionnaires s’étaient logés au moyen d’anciennes maisons du pays, dont les toits inclinés descendaient en projetant leur ombre jusqu’à quelques pieds du sol. Quant au gouverneur, on lui avait construit à grands frais un incommode édifice en bois, plus semblable à une gare de chemin de fer qu’à un palais, Certains espaces vides étaient revenus à l’état de mai-ais, et d’épaisses touffes de bambous y poussaient en liberté. C’était là et le long des canaux