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ombreuses de Castellamare. De l’autre, nous voyions se dresser au-dessus de nous l’imposante pyramide du Piton, qui semblait avoir grandi encore depuis que nous montions. On pouvait distinguer les déchirures qui sillonnent ses flancs robustes et les superbes forêts qui en revêtent les précipices.

Une ondée nous força de chercher refuge dans la plantation. Le propriétaire vint poliment à notre rencontre et nous invita à entrer chez lui : c’est un homme d’une cinquantaine d’années, grand, brun, maigre, vêtu moitié en paysan, moitié en bourgeois, et portant sur la tête le grand chapeau de paille traditionnel du planteur créole. Il nous offrit cette hospitalité courtoise qu’on rencontre partout aux colonies. S’excusant de ne pouvoir nous faire servir à déjeuner, il voulut au moins nous faire goûter de son rhum, drogue abominable que nous déclarâmes d’une voix unanime excellente et délectable. Ce compliment nous amenait naturellement à l’interroger sur son industrie, et il se mit à nous faire des doléances malheureusement trop justes sur le triste état de l’agriculture dans la colonie et sur la ruine prochaine qui la menace. Il nous exposa fort bien que, depuis l’abolition de l’esclavage et en dépit des lois qui les obligent à justifier de l’emploi de leur temps, il est très difficile et presque impossible d’obtenir des nègres un travail sérieux. Ils entrent bien au service d’un maître, mais ils refusent de lui obéir ; c’est qu’ils n’ont pas besoin de travailler pour vivre. Sous ce climat admirable, dans ce riche et fertile pays, la vie matérielle ne leur coûte rien, et le salaire d’une journée suffit à plusieurs semaines. Ils aiment mieux d’ailleurs vaguer dans les montagnes, vivre dans les forêts comme des sauvages, se bâtir au besoin une hutte de branchages et semer aux environs quelques grains de maïs qui pousseront sans culture. Leur frugalité est incroyable : une poignée de farine de manioc pétrie dans la main ou un épi de maïs grillé les nourrit pour toute une journée, et ce régime peu substantiel ne semble pas les faire maigrir. Seulement, quand ils ont de l’eau-de-vie, ils en boivent jusqu’à rouler par terre, et on les rencontre ivres-morts dans les mornes. Voilà le genre de vie qu’ils préfèrent et qu’ils destinent à leurs enfans. Ils n’ont ni besoins pour le présent, ni prévoyance ou ambition pour l’avenir : on en est réduit à leur souhaiter quelque vice nouveau et dispendieux qui les arrache à leur inertie.

Ainsi la main-d’œuvre devient plus rare et plus chère au moment même ou les produits se vendent plus mal que jamais. Les Antilles françaises ont toujours été soumises à un mauvais régime commercial. L’ancien système assurait à la mère-patrie un monopole absolu ; mais alors l’île était le centre commercial et l’entrepôt naturel de