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de l’homme. Jusqu’où l’orgueil aristocratique ne va-t-il point se nicher ! Ces bonnes gens eux-mêmes admettent une distinction fondée sur la couleur, et ils croient avoir le droit de lever d’autant plus haut la tête qu’ils sont plus voisins de la peau blanche. Les noirs essaient de passer pour des mulâtres, les mulâtres font les fiers et s’efforcent de passer pour des blancs. Quand un nègre se croit insulté par un blanc, et qu’il veut lui répliquer avec dignité, il commence par se dire blanc lui-même, fût-il d’ailleurs noir comme du jais. « Moi pas nègre, moi blanc comme toi, » c’est leur formule de révolte, accompagnée souvent d’un juron énergique dont la grossièreté est singulièrement adoucie par leur prononciation enfantine.

Ils sont ordinairement d’une politesse extrême. Je remarquai avec étonnement que les enfans se donnaient entre eux du « monsieur » et du « mademoiselle » tout comme les grandes personnes. Dans toutes les colonies françaises, les noirs sont les plus cérémonieux des hommes, et ne s’adressent la parole qu’avec de grandes salutations. On raconte à ce sujet une anecdote plaisante. Quand le président d’Haïti, le général Geffrard, renversa le fameux empereur Soulouque, un tambour devait donner le signal de l’insurrection. Le moment venu, Geffrard lui cria : « Roulez, tambour ; » mais le nègre obstiné lui répondit : « Moi pas rouler, si vous pas dire : Roulez, monsieur tambour ! » Ici les naturels sont pleins de douceur et de bonhomie. Pendant que je dessinais, un grand nègre vient à moi, me salue, écarte les enfans, me prie d’excuser leur importunité, et me demande la permission de regarder mon travail. Un homme du monde n’aurait pas montré plus de courtoisie.

J’allai ensuite embarquer mon ami W…, qui partait pour Saint-Pierre, sur le petit bateau à vapeur microscopique qui fait le service des côtes. Je vis avec étonnement que les bagages des voyageurs étaient portés par des femmes, tandis qu’une douzaine de grands nègres oisifs se prélassaient à côté de là sous les arbres de la Savane. C’était le milieu du jour, et, imitant leur paresse, j’attendis pour achever ma promenade que le soleil fût un peu plus incliné vers l’horizon. — Je trouvai d’abord sur mon chemin le palais du gouverneur, grande maison d’une construction rustique, bordée de balcons et de tentes qui l’abritent du soleil. Derrière il y a un beau jardin, des magasins et des casernes, dont les cours sont plantées de palmiers, de manguiers et d’arbres à pain gigantesques, plus loin une prairie plantée de gros arbres noueux dont les branches dénudées, affectent des formes tortueuses et bizarres, puis une longue avenue qui court sous l’ombrage, à côté d’une bande de prairie humide : c’est le boulevard extérieur de la ville. En face,