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usent et abusent de leur jeunesse, jusqu’au jour où l’embonpoint les déforme et où leur beauté se flétrit. Alors elles renoncent à la parure, aux bijoux de verre, aux écharpes de soie ; elles nouent plus étroitement leurs chemisettes sur leurs épaules, rabattent leurs foulards comme des bonnets de nuit sur leurs têtes grises, et elles commencent à leur tour à travailler pour les jeunes. Elles embrassent quelque petit métier, se font blanchisseuses, marchandes d’oranges ; elles louent des maisons et des chambres, elles font d’autres commerces moins innocens, et elles arrivent à la vieillesse sans avoir senti ni la misère, ni le regret de leur imprévoyance. La faim est, comme le froid, un mal inconnu dans ce bienheureux pays.

Dès le point du jour, j’allai secouer W…, qui dormait encore du sommeil du juste. On nous conduisit sur une plage basse et un peu vaseuse où nous pûmes nous baigner sans crainte des requins qui rodent autour de la côte. On y arrive en traversant la rivière à deux pas. de son embouchure, sur un petit bac tout délabré. Les eaux paresseuses coulent lentement au milieu des nénufars et des fleurs aquatiques. Ce fond de vallée est d’une fertilité et d’une fraîcheur merveilleuses. En face, au pied de la colline, se presse un bois charmant de cocotiers qui penchent sur la rivière leurs belles têtes vertes et chevelues ; des cabanes, de petits champs de lin, de petits jardins potagers sont disséminés dans le bocage. Du côté de la ville, une double avenue d’arbres trapus forme un ombrage épais. Un rocher se dresse à l’autre bord, surmonté d’une belle fontaine monumentale à l’italienne, où une masse d’eau limpide jaillit d’une niche en forme de coquille, et tombe de cascade en cascade sur des gradins étages : c’est le château d’eau, dont on admire de loin, au front de la colline, les belles nappes blanches argentées au milieu de la verdure. Enfin, tout au fond de la vallée, la majestueuse montagne du Piton couronne l’horizon de sa pyramide bleue.

Je m’arrêtai là sous un arbre, et je m’assis dans une vieille barque traînée à sec sur le rivage, pour faire un croquis de ce site doux et charmant. Une troupe de petits négrillons des deux sexes vint s’ébattre autour de moi, et grimpa dans le bateau pour m’observer de plus près. Tout en jouant, ces enfans gazouillaient de leurs voix douces cette jolie langue créole qui ressemble au chant des oiseaux. Il y avait une petite mulâtresse, fort laide d’ailleurs et très déguenillée, qui prenait des airs d’importance, et semblait dédaigner un peu ses camarades. Les autres se raillaient d’elle et l’appelaient, pour la taquiner, « mamzelle Thérèse fond blanc ; » Elle semblait piquée et ne répondait rien. Je m’amusais fort de cette petite scène de taquinerie enfantine, où je voyais déjà en miniature toutes les jalousies et toutes les vanités naturelles au cœur