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éblouie par l’uniforme, subjuguée par ce qu’elle considérait comme un droit, se laissa épouser sans trop le vouloir. Huit jours après, elle était forcée de quitter la maison de son mari pour s’en retourner chez ses parens. On dit que le colonel n’attend que d’être veuf pour recommencer. Il a plus de dettes que jamais, et, il serait opportun que sa première femme passât dans l’autre monde pour faire discrètement place à une autre. Il paraît qu’il est presque sans exemple qu’une femme du pays ait refusé l’honneur insigne d’épouser un officier de l’armée espagnole. Celle qui braverait à ce point les convenances serait mise au ban de l’opinion publique, et exposerait sa famille à passer pour l’ennemie du gouvernement de la reine. Je sais bien que le courage militaire a toujours eu des droits sur la beauté. Napoléon du moins était de cet avis, quand distribuait à ses vieux soldats les plus riches et les plus nobles héritières de l’Europe comme leur part dans les dépouilles des nations vaincues. On pourrait même remonter jusqu’au siège de Troie et rappeler l’exemple d’Achille revendiquant Briséis pour sa part du butin ; mais, sans compter que les choses ont un peu changé depuis ce temps-là, je ne sais pas de quel droit l’Espagne prétend traiter sa colonie en province conquise…

La pluie n’est pas encore venue, bien qu’on l’attende avec impatience et qu’on soit près de manquer d’eau dans la ville. Chaque soir de gros nuages s’amassent, et l’orage couve sans éclater. Hier soir, le ciel était plus sombre qu’à l’ordinaire, et quelques rayons de soleil qui perçaient de place en place tombaient sur plusieurs sommets de la montagne qu’ils illuminaient d’une lueur sinistre. M. B… nous conduisit dans sa volante sur une hauteur fort élevée qui domine la ville. A cette heure et avec cette lumière entrecoupée, le paysage, que je suis accoutumé à voir sous des couleurs si riantes et si tranquilles, avait une rudesse sauvage qui ne manquait pas de charme après les douceurs un peu monotones de ce printemps perpétuel. Nous voyions à nos pieds la ville groupée sur les collines avec ses toits rouges, ses clochers, ses coupoles et ses maisons peintes de toutes couleurs, plus loin la baie, tour à tour jaune et ardoisée, que ridait déjà l’approche de l’orage, puis une vaste campagne où les palmiers commençaient à frémir et où le vent soulevait des tourbillons de poussière. Tout autour, les montagnes se rangeaient en ligue altière, tachetées de rouge et de bleu sombre, des masses prodigieuses de nuages roux, noirs, violacés, s’amoncelaient dans le ciel avec des éclairs, et quelques rayons de soleil, perçant leurs déchirures, tombaient sur des cimes qu’ils rougissaient d’une lueur fauve. J’aimais cet air de menace et de colère, ce réveil farouche des puissances endormies de la nature ; mais deux