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aventuriers qui fréquentent l’auberge, le plus digne de confiance et d’intérêt.

Qui donc lui préférerai-je ? Sera-ce l’homme noir, barbu et grave qui s’assied à table en face de moi ? Il a l’air d’un brigand de mélodrame, un regard faux et fixe, une physionomie étrange, inquiète et menaçante, quoiqu’elle s’efforce de paraître douce. Il se dit Français et médecin à la recherche d’une position ; mais il parle également bien deux du trois langues, et son accent n’est pas d’une pureté parfaite. Il discourt beaucoup pour se donner une contenance, et cependant son œil bleu pâle est sans cesse en éveil pour observer l’impression qu’il a faite. Il marche avec une lenteur savante, d’une allure qu’il voudrait rendre solennelle, mais où se trahit la froideur hypocrite du tigre qui va saisir sa proie.

Chercherai-je la compagnie de ce gros homme apoplectique qui porte toujours une cravate blanche et un habit noir, et qui marche en faisant le gros dos et en pliant les genoux comme un chien battu ? On dirait d’abord un vieux professeur ; mais prenez-y garde. Je ne sache rien de plus ignoble que cette tête rouge et bourgeon-née, enfoncée dans les épaules comme celle d’un vautour, ce front bas, ce nez long et crochu, ce visage paterne et penché vers la terre, ces petits yeux de cochon percés en vrille et timidement baissés, où brille pourtant quelquefois un éclair de joie cynique sous un voile d’hypocrisie et d’humilité, — jusqu’à cette unique touffe de barbe qu’il porte sous la lèvre et qui ajoute à sa laideur un caractère plus repoussant. Cet homme, au rebours de l’autre, fait peu de bruit, ne parle guère, prend ses repas à la hâte, se cache volontiers dans sa chambre, et montre une politesse vile à tous ceux qui lui adressent la parole. Il y a en lui un affreux mélange du chanoine et du galérien. C’est peut-être bien un forçat libéré ; mais soyez sûr qu’il vient de faire un mauvais coup, et qu’il a jugé prudent de mettre la largeur de l’océan entre lui et les gendarmes.

Vous parlerai-je des officiers espagnols qui viennent chaque jour, à l’heure des repas, ajouter au vacarme de l’hôtel Lassus ? Ils sont presque aussi bavards et aussi tapageurs que des Italiens. L’un d’eux, un grand diable de six pieds de haut, se fait remarquer entre tous par l’extravagance et l’inconvenance grossière de ses propos. J’apprends que c’est un lieutenant-colonel, allié par mariage à l’une des meilleures familles du pays. Sans éducation et sans fortune, laid, grossier, joueur, ivrogne et déjà à moitié fou, ce butor n’en demanda pas moins, alors qu’il n’était encore que simple capitaine, la main d’une des plus jolies et des plus riches héritières de Santiago. Il arrivait d’Espagne, il avait une épaulette, il semblait bien en cour. On n’osa le refuser, et la jeune fille elle-même,