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d’occasion ; mais la salle était pleine de figures charmantes, les dames en grande toilette se promenaient pendant les entr’actes. Je n’ai jamais vu dans aucun pays une corbeille aussi bien garnie de jolies femmes.

19 mars.

Je ne sais pourquoi je tâche d’écrire ; souffrant et emprisonné, je donnerais volontiers toute l’Ile de Cuba pour le plus petit bout du phare de Saint-Nazaire à l’horizon. J’ai perdu la calme persévérance et l’énergie juvénile que j’apportais au début de mes voyages. Le vétéran aguerri par dix mois de campagnes n’a plus cette soif d’inconnu qui soutenait le commençant timide.

A quelque chose malheur est bon. J’y gagne la connaissance d’un médecin français aimable et intelligent. Le docteur G… est venu me voir en ami, et nous avons longtemps causé de notre pays. Si nous sommes mal représentés à l’étranger par nos chevaliers d’industrie et nos repris de justice, nos médecins en revanche nous y font honneur. Il y a dans la colonie un préjugé anti-français peu explicable, puisqu’un grand nombre des familles du pays ont elles-mêmes une origine française. Frances Judio[1] est un dicton populaire qui ne se déracine pas vite. On a vu des filles de Français renier leur origine et refuser leur main systématiquement à tout prétendant français. Ce mépris doit nous surprendre dans un pays où tout le monde parle notre langue aussi bien que la langue officielle. Cependant il faut convenir que nous n’y envoyons pas la fine fleur de notre société, et que les échantillons d’après lesquels on nous juge ne sont pas faits pour inspirer l’estime. Moi-même je me garde bien de nouer connaissance avec tous les compatriotes vrais ou faux que je rencontre. L’Amérique est le grand refuge des escrocs, des banqueroutiers frauduleux, des condamnés en rupture de ban et autres honnêtes gens réduits à s’expatrier par l’injustice des lois. Il est souvent bien difficile de distinguer l’ivraie du bon grain. De tous mes voisins d’auberge, je n’en vois qu’un seul qui soit de bonne compagnie. Les autres Français sont grossiers, vulgaires et tous ont une existence plus ou moins louche, témoin un certain capitaine au long cours, devenu à demi espagnol, gros homme court et jovial, d’une carrure herculéenne, qui prend l’absinthe avant dîner comme à Paris, dévore en une heure ce qui me nourrirait quinze jours, boit trois pleins verres de vin catalan d’une seule haleine, et plaisante gaillardement les négresses. Toutes les personnes que j’interroge sur son compte me répondent avec un

  1. Le Français est un juif.