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de nuages, descendait dans un flot de lumière et heurtait ses derniers rayons aux flancs bosselés de la montagne.

La nuit fut plus longue encore que la journée. Dix fois je me levai et je me traînai sur le pont : la mer était plus calme, la lune éclairait sans fin la chaîne des montagnes sombres. Enfin le fanal commence à poindre ; deux mortelles heures s’écoulent encore à gambader sur les vagues. Tout à coup la danse s’arrête ; nous avions passé l’étroit goulet de la rade, et nous voguions comme dans un lac entouré partout de montagnes. En face de nous, sur un mamelon, la ville ressemblait dans l’obscurité à une grosse taupinière surmontée de deux ou trois clochers pointus ; les premières pâleurs de l’aube glissaient à l’orient sur les cimes des montagnes, encore enveloppées d’une noirceur épaisse ; quelques vaisseaux aux voiles déployées flottaient derrière nous dans les ténèbres comme de grands fantômes.

Nous aurions bien voulu débarquer tout de suite ; mais on nous retint prisonniers jusqu’au lever du soleil. Le jour parut enfin montrant un quai large, bordé de maisons basses, une ville multicolore groupée en cercle sur une colline ronde autour d’une église à l’espagnole. Nous passons à la douane, qui nous examine avec sa défiance accoutumée. Un nègre polyglotte s’empare de nos bagages, les juche sur une carriole à deux roues en forme de volante, attelée d’une mule mélancolique qui escalade à grand’peine la rue escarpée. Nous montons à pied à la suite de ce fringant équipage, et voici au sommet de la côte le balcon hospitalier du bruyant hôtel Lassus, une auberge française où, suivant l’usage français, la femme règne et gouverne sous le nom du mari.

15 mars.

Santiago de Cuba est la plus ancienne ville du pays et la première métropole des Antilles espagnoles ; elle reste la capitale d’un petit monde à part, à 800 milles de la Havane, séparée du nord de l’île par de vastes solitudes. Il y a bien deux lignes de bateaux à vapeur qui vont et viennent tous les quinze jours, l’une par le nord et l’autre par le sud, sans compter le courrier à cheval qui traverse l’île toutes les semaines ; mais le courant naturel d’un commerce d’ailleurs bien déchu se dirige de l’autre côté, vers les îles voisines de Saint-Domingue, la Jamaïque et Porto-Rico. Saint-Domingue surtout, dans le temps de sa prospérité, avait avec Santiago des relations étroites qui faisaient de la vieille ville espagnole une dépendance de la florissante colonie française. Des familles françaises étaient venues s’y établir en grand nombre et avaient pris tout à fait le haut du pavé. Aujourd’hui encore, en dépit de la