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sculpté des excroissances et des cicatrices sur l’écorce rugueuse, leurs réseaux de branches mortes ou chargées d’une verdure sombre et opaque, tout annonce qu’ils portent fièrement le poids des siècles. Les parcs anglais ne sont ni peignés ni soignés comme nos jardins publics : tout y est au contraire abandonné à la nature. Dès qu’on s’éloigne de la grande avenue sablée, on trouve des allées ombreuses tapissées d’une herbe fraîche et délicate. Là dans les clairières qui n’a vu glisser la robe luisante et tachetée des daims ? Ces sveltes créatures, au nombre de cent vingt, errent en pleine liberté sur toute l’étendue des terrains plus ou moins boisés. Merveilleusement apprivoisées, elles reçoivent des morceaux de gâteau de la main des enfans qu’elles suivent avec une sorte de confiance timide. Au déclin du jour, pendant l’été, il est curieux de voir les biches s’appeler les unes les autres ; la plus vieille donne le signal qui est répété de distance en distance comme le qui-vive des sentinelles se répondant dans une place d’armes ; bientôt les groupes se forment, et presque toutes les biches, suivies de leurs faons, s’avancent en troupeau vers les sheds, sorte de huttes où elles doivent passer la nuit. Une grille s’ouvre à l’autre extrémité du parc qui est opposée à la rivière et conduit sur la bruyère de Blackheath, célèbre pour ses courses à âne et fréquentée par des bohémiennes qui disent la bonne aventure. C’est là que Wat Tyler rassembla les insurgés du Kent sous le règne de Richard II, et c’est là aussi que Jacques Cade et ses compagnons mécontens tenaient leurs assemblées de nuit dans une caverne aujourd’hui fermée. Tous ces lieux se montrent remplis des souvenirs et des restes du passé. En 1784, d’anciens tertres funéraires (barrows) furent ouverts et fouillés dans l’intérieur du parc : on y trouva des têtes de lances, des couteaux et des ossemens humains. Quelques-uns de ces monticules artificiels existent encore et décrivent à la surface herbue du sol une courbe reconnaissable. Pendant la semaine, le parc de Greenwich est généralement tranquille et solitaire ; on n’y rencontre guère que de rares amateurs de pique-niques, des enfans et surtout de vieux pensioners (invalides de la marine) auxquels il manque une jambe ou un bras, — débris vivans des batailles navales. Combien il en est autrement à certaines fêtes de l’année ! On estime ces jours-là à plus de cent mille le nombre des promeneurs qui affluent de tous les coins de Londres. Parmi les divertissemens qui se partagent alors l’étendue du parc figure au premier rang le vieux jeu anglais connu sous le nom de kissing in the ring[1]. Ces éclats

  1. On forme des cercles, rings, composés quelquefois d’une centaine de personnes. Une jeune fille se promène autour du rond, jette un mouchoir sur l’épaule d’un des jeunes gens et se sauve. Ce dernier la poursuit, et, après l’avoir saisie à la course, la ramène dans l’intérieur du cercle, où il l’embrasse (kissing) pour prix de sa victoire.