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De raconter jour par jour, scène par scène, la comédie du temps, M. Jules. Vallès, lui, semble se renfermer dans un monde plus restreint, dans l’analyse des situations plus spéciales, dans la description de phénomènes d’un intérêt, saisissant et limité. Ce n’est point évidemment un écrivain sans talent. Il a moins de souplesse, moins de finesse que M. Henri Rochefort ; il a plus de vigueur, plus d’âpreté de verve avec un goût douteux. Je ne sais ce que l’auteur des Français de la décadence eût fait du personnage de M. Prudhomme, s’il l’eût trouvé sur son chemin et s’il avait eu la fantaisie de le faires revivre ; il lui aurait donné probablement une physionomie réjouissante et triomphante de banalité. M. Jules Vallès y a échoué, faute de bonne humeur et de facilité. Voilà la différence de ces talens. L’auteur de la Rue ne prend pas le monde par ses aspects rians et comiques ; on sent plutôt chez lui comme une secrète amertume, je ne sais quel amour passionné de tous ces côtés de la vie qui plongent dans l’ombre. Il a le coup de plume hasardeuse et tranchant, taillant dans le vif, scrutant la réalité. Entre les deux écrivains, il n’y a qu’un trait commun : ces vices, ces ridicules ou ces phénomènes crians qu’ils dépeignent, ils ne les font pas aimer en vérité ; ils les représentent bien tels qu’ils sont, dépouillés de toute séduction décevante, et ce n’est pas sans raison, que. M. Jules Vallès a résumé la moralité, d’un de ses plus poignans tableaux dans ces mots : « faire réfléchir les téméraires, effrayer les heureux. » C’est là du moins le mérite de ce livre des Réfractaires, qui a donné au nom de l’auteur une certaine notoriété, et c’est par là aussi que ce livre diffère des peintures antérieures de ces excentriques de la vie.

C’est toujours, assurément une chose curieuse de suivre pas à pas les idées et les jugemens dans leurs métamorphoses. Il y a quelques années à peine on poétisait volontiers la bohème, on la représentait souriante et gaie, mêlant à la misère la folle insouciance ; on la décorait de tous les enchantemens de l’imagination, et on la faisait presque aimer. M. Jules Vallès rompt avec cette tradition. Il souffle sur cette légende merveilleuse de la bohème pour la montrer dans sa nudité, dans ce qu’elle a de triste et de navrant. Quels sont, donc ces réfractaires, ces irréguliers de la vie dont il raconte l’histoire. Ce sont tous « ces gens perdus de l’esprit qui se lèvent le matin sans savoir comment ils vivront jusqu’au soir, passant quelquefois des années sans abri, couchant sous un arbre ou dans quelque réduit d’une rue obscure, et s’obstinant à caresser leur rêve, leur ambition, sans arriver jamais à rien. Ce sont « ces gens qui ont fait de tout, et ne sont rien, qui ont été à toutes les écoles, de droit, de médecine, ou des chartes, et qui n’ont ni grades ni brevet, ni diplôme… Réfractaires tous ceux qui, n’ayant pu, n’ayant point voulu ou point su obéir à la loi commune, se sont jetés dans l’aventure, pauvres fous qui ont mis en partant leurs bottes de sept lieues et qu’on retrouve à mi-côte en savates… Réfractaires enfin tous ces gens qui vous ont de ces métiers non classés : inventeur, poète, tribun, philosophe ou héros… » C’est la légion des dénués et des rebelles