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C’est un satirique sans fiel du reste, croyez-le bien ; il n’en veut point à ceux qui lui prêtent à rire, et il assure que, s’il était membre du jury, il acquitterait tout le monde, « même les avocats. » Ainsi, va-t-il dans ce petit livre, où tout a son prix, à commencer par le titre, les Français de la décadence, qui prouve assez que l’auteur n’est pas dupe de son temps, et en continuant par la plaisante dédicace qui précède ces pages. « Je dédie ce livre, dit M. Rochefort, à la commission de colportage, qui, en refusant souvent l’estampille à mes articles, a fait plus que moi pour leur succès. » C’est là justement ce que je disais. Si M. Henri Rochefort se fût borné à être oiseux, à raconter les aventures d’un dompteur de chevaux ou de la beauté à la mode qui dompte les hommes, est-ce qu’il eût encouru de telles disgrâces ? Se fût-il exposé à être suspect de friser la politique, comme il s’en défend si plaisamment en demandant à tout le monde ce que c’est que la politique, ce qu’il peut dire et ce qu’il ne peut pas dire ? Il en résulte que moins on est sérieux, plus on a de chance de pouvoir tout se permettre. M. Henri Rochefort, quoique le plus spirituel et le plus recherché des chroniqueurs, n’a point heureusement de ces détachemens absolus. On sent chez lui une nature fine et ferme aussi éloignée des faux enthousiasmes que des serviles complaisances. Il a, si je ne me trompe, une ample provision de scepticisme, ce précieux cordial contre les épidémies du temps ; mais ce scepticisme aux faciles allures ne laisse pas d’atteindre parfois quelques-unes des puissances les mieux établies, et voilà le danger. Voilà aussi ce qui fait de l’auteur des Français de la décadence autre chose qu’un vulgaire diseur de riens.

On peut remarquer sans doute chez M. Henri Rochefort une certaine subtilité, un peu d’affectation, un tour légèrement paradoxal et un art des transitions aussi bizarre qu’imprévu. Comment passe-t-il d’un sujet à l’autre ? Je n’en sais rien. La fusée part, on se demande d’où elle vient. Il vous entretiendra dans le même chapitre, dans la même page de Soulouque et des décorations étrangères, d’un député et du mulet Rigolo, de la bataille de Waterloo et de la dernière représentation dramatique. Il vous dira à propos de la franc-maçonnerie et de sa loi d’assistance mutuelle : « Il est probable, que M… n’est pas franc-maçon, car à la dernière séance de l’Académie personne, en le voyant se noyer dans son discours, n’a eu l’idée de lui tendre la perche. » Il commencera brusquement un article sur le jour de l’an en disant : « On compterait plutôt les cheveux blancs de madame… que les pralines qui depuis huit jours ont sillonné Paris à dos de commissionnaires… » Il vous dira tout d’un coup, à l’occasion de je ne sais quel ordre de chevalerie exotique décerné à un personnage de cour : « On a beau être chambellan, c’est-à-dire résigné à toutes les humiliations… » Au fond, sous ce tissu léger tout parsemé d’arabesques bizarres, c’est le moraliste qui se décèle, un moraliste qui passe la plus amusante revue de tout ce qu’il y a de vices, de ridicules, de contradictions, de modes