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raffinemens d’une époque blasée. Elle est souvent assez pratique jusque dans son enjouement, jusque dans ses excentricités, et c’est en cela surtout que cette dernière venue des générations contemporaines diffère assez notablement de celles qui l’ont précédée dans la carrière. Pour tout dire en un mot, autrefois on se permettait des voyages dans le bleu, on commençait par l’hymne à l’idéal, par l’élégie éplorée, par la chanson des souvenirs et des espérances ; aujourd’hui on voyage sur le boulevard avec M. Wolff, on écrit les Français de la décadence, les Réfractaires ou la Rue, livres curieux, d’une observation piquante, peu poétiques assurément, et qui sont les plus récens spécimens de cette littérature nouvelle improvisée au courant des préoccupations et des accidens de tous les jours.

Qu’on ne s’y trompe pas : cette littérature avec son esprit et ses frivolités qui font vivre tout un essaim de journaux, ce qu’on nomme la petite presse, cette littérature n’est point le fruit du hasard. Il faut bien, puisqu’elle prospère, qu’elle réponde à un certain état moral, à certaines dispositions du goût public ou à certaines conditions de société. Elle ne vivrait pas, si on ne la recherchait pas. Qu’elle ne réalise pas l’idéal d’une littérature périodique au sein d’un peuple virilement organisé, qu’elle soit assez souvent intempérante et indiscrète, qu’elle serve des rancunes et des vanités impatientes, qu’elle déchire ou exalte selon le caprice du moment, qu’elle se fasse l’écho de tous les mondes connus ou inconnus, qu’elle se perde plus d’une fois en vulgaires commérages, qu’elle se permette tout et le reste, si l’on veut, cela se peut assurément. Elle n’est pas toujours une école de gravité et de correction ; mais s’est-on bien demandé comment avec tout cela elle réussit, quelle est la raison d’être de son succès ? C’est là le vrai et curieux phénomène qui n’a pourtant rien d’extraordinaire. C’est le phénomène d’un temps vieilli et déçu qui, détourne des péripéties émouvantes de la vie publique, des hautes et sérieuses spéculations, se rejette dans les frivolités, — car enfin il faut bien faire quelque chose. On ne peut pas passer son temps à rôder autour des domaines défendus, à friser la politique, selon le mot piquant de M. Rochefort. Puisque les grandes et fortes discussions ne peuvent plus se produire avec la même liberté, puisque la politique est un domaine fort surveillé de nos jours, puisqu’on se trouve là soumis au monotone et peu amusant exercice de chevaux de manège tournant sur eux-mêmes, on se met à franchir la barrière pour se retrouver en pays un peu moins sévèrement gardé. On se donne d’autant plus de liberté, dans le royaume des petits faits et des commérages qu’on en a moins dans la sphère des intérêts sérieux. On amuse les curiosités inoccupées de petits scandales clandestins, de procès en police correctionnelle, des aventures des reines du beau monde, de toute sorte de peintures de mœurs bizarres ou équivoques. C’est un déplacement d’activité qui n’a point, j’en conviens, des résultats d’une fécondité frappante ; mais à qui donc la première faute, si ce n’est à la situation générale où un tel phénomène est possible, où il devient même naturel ?