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pas l’œuvre commune d’une génération poétique personnifiée sous le nom d’Homère ? C’est en Allemagne surtout que ces questions d’origine et d’attribution furent posées et discutées. Les critiques français sont demeurés si étrangers à ce genre d’études et si attachés par sentiment au préjugé poétique, qu’en exposant ici la solution scientifique fondée sur les documens nouveaux, solution qui donne presque entièrement raison à Wolf, nous paraîtrons certainement hérétiques à beaucoup de gens endormis dans la sécurité de leur foi.

Or des trois épopées, — grecque, indienne et française, — les deux seules dont la formation soit connue ont suivi une même loi, l’autre, l’épopée grecque, s’est trouvée dans les mêmes conditions ; il est donc probable qu’elle l’a suivie également. L’usage de célébrer dans des chants barbares les anciens héros et les dieux est aussi ancien que les races germaniques, et s’est perpétué longtemps après leur établissement en Gaule. C’est ce que constatent Lucain, Tacite, Grégoire de Tours, Jornandès, Éginhard. Nous possédons plusieurs de ces chants épiques en langue latine et en langue franque ; ils sont courts et ne renferment que sommairement les faits qu’ils veulent célébrer. Au temps des Carlovingiens, ils chantent principalement Charlemagne, Pépin et les plus illustres seigneurs du temps. Nous savons de plus qu’ils étaient composés soit après, soit avant la bataille par les seigneurs eux-mêmes, et qu’il n’y avait pas encore à cette époque une classe de poètes dont le seul métier fût la poésie héroïque. C’est au XIe siècle que ces hymnes épiques et guerriers déjà anciens commencent à engendrer des compositions poétiques de plus longue haleine dans lesquelles, par une sorte de développement intérieur, les faits succincts de la cantilène franque servent comme d’un canevas recevant des ornemens variés et des figures nouvelles. Ces épopées portent le nom de chansons de gestes. Ces poèmes, qui étaient issus par une transition lente et spontanée de la cantilène franque, étaient chantés par les jongleurs avec un accompagnement de viole sur une tonalité continue et uniforme ; ils célébraient Dieu et la guerre, bientôt après la femme et l’amour. Soumis successivement à un travail poétique plus savant, puis à une influence politique du roi ou des seigneurs féodaux, enfin à un besoin de compléter par voie de symétrie la distribution des rôles en créant des personnages d’invention, ils donnèrent naissance à cette seconde classe de poèmes qu’on a nommés romans d’aventures. Cette marche progressive conduisit l’épopée française jusqu’au XVe siècle, époque où les romans subirent leur dernière transformation : ils furent traduits en prose, et devinrent ce qu’on nomme communément encore les contes bleus. Tombés dans le discrédit,