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existence qu’elles traînaient au pied comme un boulet les deux nouvelles amies. L’idée que quelqu’un pense à elle, s’occupe d’elle, tient à être préféré par elle, a d’irrésistibles charmes pour une malheureuse créature abreuvée d’indifférence et de mépris. Elle s’y abandonne avec délices et bientôt avec une sorte de fureur, car ces passions féminines se compliquent de terribles orages. Les séparations ne sont pas rares dans ce perpétuel mouvement d’une prison presque toujours encombrée. On en est réduit alors à s’écrire. Peu à peu, dans le cœur d’une des deux pals s’efface l’image de l’autre. Ses billets deviennent plus rares et plus froids. Angoisses et soupçons de l’amante fidèle et trahie, reproches amers, éclats de désespoir, sermens de vengeance, brouillerie finale, et bientôt après liaison nouvelle, le tout dans l’espace de huit ou dix mois.

Vous vous demanderez peut-être pourquoi nous n’essaierions pas, nous autres matrones, de nous substituer, dans l’affection de nos subordonnées, à ces indignes objets d’un attachement toujours déçu, toujours fécond en malsaines influences ; mais, à parler franchement, croyez-vous que cela soit si facile ? Nous représentons l’autorité, la contrainte, invariablement suspectes, invariablement maudites. Indépendamment de ceci, la comparaison que nos prisonnières ne sauraient manquer d’établir entre notre existence et la leur, l’estime dont nous sommes dignes et la honte méritée qui les accable, notre passé irréprochable (ou présumé tel) et la flétrissure qu’elles ont subie constituent un nouvel empêchement. Autre obstacle : la règle maintient entre nous une ligne de démarcation qui oppose en quelque sorte une muraille de glace aux plus ardentes sympathies. Toute familiarité nous est expressément interdite, comme nuisible à notre prestige. Nous devons repousser, à l’égal d’une tentative de corruption, les marques d’intérêt que telle ou telle convict voudrait nous donner. Vous voyez d’ici que nous ne sommes pas dans de bonnes conditions pour obtenir une préférence d’ailleurs assez peu flatteuse en elle-même.

Le lendemain du jour où j’avais, chose bien simple, détourné de Jane Cameron l’attaque furieuse dont elle allait être l’objet, j’obtins sur son compte quelques renseignemens qui me firent de la peine. Susan Marsh était en coquetterie réglée avec une nouvelle venue, et l’imminente infidélité de sa pal jetait votre jeune compatriote dans une véritable exaspération. Tout faisait prévoir un de ces éclats qui, en provoquant de rudes châtimens, créent par là même de funestes rancunes et jettent d’insurmontables obstacles sur la route du vrai repentir. Je sollicitai, j’obtins la permission d’aller l’entretenir à ce sujet. A travers sa grille, je la vis qui s’essuyait les yeux.