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La condamnation qui la frappe est à bien long terme ; mais elle est jeune encore, et dans son heureuse inexpérience ne pèse pas toutes les chances qu’elle a de finir ses jours entre ces noires murailles, victime de la nostalgie des prisons, qui, vers la quatrième ou cinquième année de leur captivité, frappe tant et tant de victimes. On me la signale comme sujette à des emportemens subits. Elle aime, elle hait avec violence, obstinément. Par malheur, elle a pris en mauvais gré la matrone de son ward, et tout au contraire en vraie passion une de ses compagnes, Susan Marsh, que je connais pour une des plus mauvaises parmi nos mauvaises, jolie comme un ange, menteuse au-delà de l’imaginable, fine langue et cœur flétri, se plaisant à jouer en toute circonstance le rôle de « l’avocat du diable » et à détruire en germe la moisson que nous semons si péniblement. Notre pieux chapelain n’a pas d’ennemie plus cruelle, plus acharnée à le tourner en ridicule, à calomnier ses intentions, à calmer les craintes qu’il veut inspirer, à troubler la foi qui s’éveille, à faire évanouir tout espoir de retour au bien. En ceci surtout elle excelle, et sans avoir l’air d’y toucher. Pour moi, c’est un vrai phénomène que la perversité précoce de cette enfant, dont les dix-sept ans et le charmant visage, l’excellente tenue, la physionomie à la fois avenante et respectueuse, préviennent favorablement les âmes les mieux défendues. Comment reconnaître le Mephis de Goethe dans cette jolie fillette un peu mièvre (car elle est d’une santé délicate), que ses habitudes tranquilles éloignent de tout éclat, et qui s’arrange pour ne jamais encourir le plus léger châtiment ? Comment le méconnaître en revanche, quand on sait par les pals qu’elle a trahies, ou par les stiffs[1] qu’on a pu surprendre, quelles pensées coupables, quelles aspirations criminelles sont masquées par cet extérieur si doux et si séduisant ?

Voilà, trait pour trait, Susan Marsh, la pal que Jane s’est choisie, l’objet décevant dont elle est éprise, car je ne sais pas d’autre mot pour caractériser le dévouement passionné, jaloux, exclusif, implacable, que quelques prisonnières inspirent ou ressentent. À ces êtres généralement bornés il donne la subtilité du serpent, il leur fait inventer, pour se voir, se parler, s’écrire, des stratagèmes inouïs, d’autant plus malaisés à déjouer que, par une sorte d’esprit de corps et de point d’honneur, toutes nos convicts s’en font au besoin les complices. Un mot échangé au passage sert de prélude à ces liaisons bizarres, un sourire les scelle définitivement. Le palling up est formé. Un intérêt nouveau rattache désormais à la monotone

  1. Le stiff, dans la langue spéciale aux prisons, ou, pour mieux dire, dans l’argot des classes dangereuses, est un papier quelconque, plus particulièrement un billet, une lettre secrète, que la raideur du papier (stiffness) rend difficile à transmettre.