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dangereuse, dira-t-on, c’est séduire les croyans à l’infidélité. Non, car ceux qui ne seraient pas avec Rousseau seraient avec Voltaire, et la foi n’y gagnerait rien.

Vous ne nous parlez, s’écriera-t-on, que de sentimens : où sont les principes, où sont les règles dans Jean-Jacques Rousseau ? Mais le sentiment est-il déjà une si petite chose ? J’accorde d’ailleurs que l’idée de la règle manque dans Jean-Jacques Rousseau. N’oublions pas cependant que cette idée, personne ne l’avait au XVIIIe siècle. Montesquieu lui-même paraît avoir plutôt un sentiment juste des convenances qu’un respect réfléchi de la loi. Cela posé, il faudrait convenir que Rousseau avait le goût et l’instinct de quelque chose de meilleur que ce qui suffisait à son siècle : ni le plaisir seul ni les convenances ne satisfaisaient cette âme gâtée, mais généreuse. Je ne veux rien excuser de Jean-Jacques Rousseau ; mais je reste persuadé qu’il avait un amour sincère, quoique mal éclairé, d’une certaine perfection morale. Il en avait le souci, il en était tourmenté, préoccupé. Or ce souci moral, cette passion forcée de la vertu, qui était peut-être le sentiment douloureux de son impuissance morale, est encore chez lui quelque chose d’original dans un siècle où nul, excepté Vauvenargues, n’a éprouvé cette sorte de souci. Le XVIIIe siècle n’a aimé passionnément que deux choses, le plaisir et l’humanité. Rousseau aimait quelque chose de plus. Était-ce son imagination ? était-ce son cœur ? Qui sera assez éclairé pour faire ce partage avec assurance et ne rien laisser à l’honneur de ce pauvre grand homme dans cette lutte misérable avec lui-même ? Vous l’avez dit en parlant de Montesquieu : « il lui a manqué d’avoir combattu et souffert. » Pardonnez donc à Rousseau, car il a combattu et il a souffert. Toute sa vie n’est qu’une souffrance, imaginaire si vous le voulez, mais non moins cruelle pour cela. De ces souffrances sont sorties les beautés les plus fortes de ses écrits : pardonnons-lui ce qui a fait son malheur et son éloquence.

Si des sentimens nous passons aux idées, je me demande s’il ne faut voir en Rousseau qu’un utopiste. En politique par exemple, il ne me paraît pas avoir été si utopiste que le dit M. Nisard. Au fond qu’y a-t-il dans le Contrat social ? Le principe de la souveraineté du peuple. C’est à quoi se réduit ce livre célèbre. Eh bien ! si je regarde autour de nous, et si je considère les principaux événemens de l’histoire du monde depuis le Contrat social, il me semble que le principe de la souveraineté sort de plus en plus de l’utopie pour entrer dans la réalité des faits. Est-ce un bien ? est-ce un mal ? Je ne l’examine pas ; mais j’interroge toutes les écoles politiques de notre temps, et il n’y en a pas une qui, soit pour louer, soit pour blâmer, ne résume l’état actuel de la société par le mot de