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l’homme. Notre théâtre, qui est en quelque sorte tout platonicien et qui sacrifie partout le sensible à l’intelligible, éloigne de nous ses personnages, afin qu’il n’y ait plus qu’une seule chose de commune entre eux et nous : le cœur. Enfin là est encore l’origine des unités, sur lesquelles on a tant déraisonné. En Grèce, les unités avaient leur origine dans la simplicité du génie grec. En France, elles ont un rapport étroit avec la conception même de notre drame. Le principal objet de ce drame étant la lutte morale, cette lutte est d’autant plus intéressante qu’elle est plus concentrée ; de là l’unité d’action. M. Nisard a finement fait remarquer que les deux autres unités naissent naturellement de celle-là, et qu’une action, pour être concentrée, a besoin d’aller vite et d’avoir lieu dans un étroit espace. J’ajoute que, dans notre théâtre classique, l’unité de lieu et l’unité de temps m’ont toujours paru être tout simplement l’absence de lieu et l’absence de temps. L’esprit ne se porte pas sur ces deux objets. Le drame étant tout idéal, peu importe en quel lieu, en quel temps il se passe. Le concret ne tient dans notre système dramatique que la moindre place possible. Au contraire, il est tout dans le système anglais ; de là la réalité du lieu et du temps dans les drames de Shakspeare, et de là, comme conséquence, la diversité des lieux et des temps.

Je comprends que la tragédie classique, telle que je viens de la définir et de l’expliquer, ait beaucoup de peine à plaire aux hommes de notre temps : c’est que nous préférons en tout le sensible à l’intelligible ; pour que le cœur humain nous intéresse, il faut qu’il soit mêlé à des événemens réels plus ou moins semblables à ceux que nous connaissons. De là notre passion pour les romans. Je comprends encore que l’on proteste contre ceux qui voulaient imposer d’une manière absolue à tous les pays et à tous les temps cette conception dramatique, qui est un des plus beaux types possibles de l’art tragique, mais non pas le seul. Ce que je ne puis comprendre, c’est que l’on ne sente pas l’extrême originalité, la profondeur de ce système, les rares et merveilleuses beautés que Racine et Corneille en ont tirées. Au lieu de les considérer comme des imitateurs, fidèles à un type convenu, je voudrais qu’on les montrât surtout (et c’est ce que fait M. Nisard) comme des inventeurs qui n’avaient pas eu de modèles, et si originaux qu’on n’a pu les imiter, et qu’ils ont emporté avec eux non-seulement leur génie, mais la forme même dans laquelle ils l’avaient exprimé. S’il y a un poète dans le monde qui ne ressemble à aucun autre, c’est le grand Corneille : j’en dirais autant de Racine, si Virgile n’avait pas existé.

On le voit, c’est à l’aide du principe des vérités générales que