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française, M. D. Nisard, ait penché à son tour du côté de l’autorité et de la règle en littérature. Il a cru que le bâton étant courbé d’un côté, il fallait le recourber de l’autre. Il a cherché dans les œuvres des grands écrivains les beautés durables de préférence aux beautés passagères, les vérités du bon sens de préférence aux hardiesses de l’imagination, des modèles et des règles plutôt que des curiosités piquantes, le vrai plus que l’agréable, le certain plus que le nouveau. N’a-t-il pas à son tour trop abondé dans son propre sens ? N’a-t-il pas un peu versé du côté où il penchait ? N’a-t-il pas trop retranché à la liberté et, trop accordé à la règle ? À côté de certaines vérités excellentes et évidentes, toujours bonnes à rappeler et trop oubliées des critiques contemporains, ne trouve-t-on pas dans sa doctrine un esprit de restriction qui rappelle telle époque de lutte et de combat, et telle défiance d’école dont l’avenir ne se souciera pas, et qu’il ne comprendra plus ?

Tels sont les doutes que nous éprouvions en relisant dans une nouvelle édition améliorée cette œuvre sérieuse et forte, qui nous agrée par un endroit, nous refroidit par un autre, où les jugemens, toujours solidement motivés, ne répondent pas toujours à nos propres impressions. En un sens, la théorie classique, comme on l’appelle, convient par un côté à notre philosophie, car elle proclame l’idéal comme loi suprême de l’art, de même que nous considérons l’absolu et le divin comme cause suprême de la nature ; elle préfère, comme nous-mêmes, l’âme au corps et la raison aux sens ; elle place le beau dans l’expression de la vérité et du sentiment, non dans l’imitation colorée et violente des formes matérielles : par ces différentes raisons, la critique classique que représente M. Nisard avec sévérité et autorité se marie naturellement avec la philosophie spiritualiste ; mais cette même philosophie admet dans l’homme un principe d’action, d’invention et de développement qui est la liberté, la personnalité. Elle croit que l’homme est appelé à se faire sa destinée à lui-même dans la vie comme dans la société, et que tous les progrès de la civilisation n’ont jamais été que les progrès de la liberté. Transportons ces vues dans la littérature et dans les beaux-arts ; nous pensons que c’est l’initiative individuelle qui a créé le beau, que l’idéal n’est entré dans la réalité et n’est devenu sensible que par la création libre des grands artistes et des grands écrivains, dont chacun lui a donné la couleur de son âme. Par là nous sommes surtout favorables dans les arts aux inventeurs, à ceux, qui sortent des voies battues à leurs risques et périls, et, sans méconnaître le charme et le mérite des grandes beautés régulières, nous leur préférons les beautés libres et hardies. Tels sont donc les deux aspects sous lesquels nous apparaît la théorie classique ;