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déjà, ou par ceux qui sont décidés à ne savoir jamais. Il n’instruit que les doctes ; quant aux autres, il leur verse un philtre délicieux, trouble éternel des faibles intelligences. On dirait l’un de ces mystérieux breuvages, composés de plantes aux vertus magiques, qui, dans les poètes anciens, ôtent aux simples mortels le goût des alimens sains et solides. A chaque génie son emploi. Dans ce siècle qui a tant fait pour l’histoire, M. Michelet entre tous a reçu le don de la faire aimer et de séduire aux fortes études l’humeur légère des foules. Nous avons des maîtres savans, ingénieux, éloquens : M. Michelet, en histoire, est le grand enchanteur.

Tenons donc compte à ce talent, non-seulement de ses qualités supérieures, incontestées, et de son légitime ascendant, mais même de la puissance dont il fait preuve en exerçant un prestige qui n’est pas sans péril. Il est pour la critique un autre devoir, et celui-là lui est particulièrement cher, c’est d’honorer hautement, jusque dans ses sévérités les mieux justifiées, ce qui est ici souverainement digne de sympathie et de respect, je veux dire cette fidélité passionnée, inaltérable, vouée par l’écrivain à son œuvre, ce choix austère qui, écartant des séductions dont on connaît l’empire, préfère à tout l’âpre douceur d’une solitude laborieuse, et ensevelit gaîment la force et la fleur d’un esprit si riche dans le plus désintéressé des amours, l’amour de la science. Cette leçon donnée à la faiblesse de nos mœurs littéraires, ce dévouement de l’homme à ce qui est le penchant vrai et la mission de son intelligence, cette unité de la vie, glorieusement maintenue et récompensée par le travail, voilà le plus noble de tous les enseignemens prodigués par M. Michelet aux générations nouvelles. Regrettons seulement que les excès d’une verve qui s’oublie, d’une imagination qui s’amuse, viennent de temps en temps à la traverse, et semblent apporter un démenti. Pourquoi M. Michelet est-il à lui-même son contradicteur et son ennemi le plus obstiné ?

Mais, si haut placés que soient un caractère et un nom, avec quelque assurance qu’un écrivain aimé du public marche dans ses voies solitaires, de quelque vol qu’il s’élève aux régions du caprice, il est quand on écrit l’histoire, et si librement qu’on l’écrive, il est certaines conditions dont il ne faut jamais s’affranchir, et dont le respect doit servir de lest aux plus hardis : nous avions le droit de les rappeler à propos d’un livre qui parfois les néglige, et dans un moment où le public nous paraît disposé à s’en souvenir et à les exiger.


CHARLES AUBERTIN.