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flexibilité rusée qui dans un cabinet constitutionnel aurait eu son prix, il cicatrisa, souvent en ne faisant rien, les imprudences de ceux qui avaient voulu trop faire. Il avait, dirions-nous aujourd’hui, fort peu d’idées ; mais comme en politique ce sont avant tout les circonstances qui caractérisent les systèmes, au lendemain de la régence ce défaut se tournait en qualité. Dans le cours varié des choses humaines, il est bon que la médiocrité réparatrice succède à la pétulante initiative des hommes d’imagination. Tous ces conquérans du progrès ressemblent aux autres : leur gloire à la longue coûte et fatigue. La France, rudement secouée par la brillante explosion d’une folle jeunesse, se remit volontiers en tutelle sous un pouvoir sénile dont l’âge lui garantissait l’inertie, et qui, par sa dissimulation, même et sa bénignité hypocrite, offrait aux peuples un semblant de cet autre avantage que parfois ils désirent : l’absence de gouvernement. Ainsi en jugèrent les esprits sérieux en France et à l’étranger ; ils surent gré au cardinal de ses qualités négatives et de ses défauts bienfaisans. Le témoignage de Frédéric II, qui n’est pas suspect, est tout en sa faveur. « Ce ministre, dit le roi dans ses mémoires, a relevé et guéri la France ; il a payé une partie des dettes de Louis XIV, il a remis l’ordre dans l’administration, troublée par le régent et ses amis ; il a rendu au royaume une prospérité intérieure qu’il n’avait point connue depuis 1672. » Pourquoi M. Michelet, admirateur de Frédéric, ne prend-il pas conseil de ce prince lorsque celui-ci est impartial et compétent ?

La cauteleuse sagesse du cardinal, allant des affaires de l’intérieur à celles du dehors, devenait une diplomatie qui eut, elle aussi, ses beaux jours et une réputation européenne. « Plus d’une fois, dit encore Frédéric, il joua sous jambe les plus fins politiques et les têtes couronnées. Il préférait les négociations à la guerre, aimant mieux être l’arbitre que le vainqueur des rois. » Voltaire avait ses raisons pour ne pas aimer Fleury, ce qui ne l’a pas empêché d’être juste envers le ministre qui l’exilait, mais qui agrandissait la France. Il écrit en 1738 à un prince d’Allemagne :

Ce vieux madré de cardinal
Qui vous escroqua la Lorraine…

Ne déprécions pas outre mesure les diplomates qui gagnent des provinces, pas plus que les financiers qui réduisent la dette publique. Ces deux mérites, il est vrai, ont un peu baissé aujourd’hui dans l’esprit des hommes ; mais convenons qu’il est encore moins facile de les imiter que d’en médire. Sachons quelque gré à ce ministre, continuateur affaibli de Mazarin, de n’avoir pas inventé trop tôt le principe des nationalités.