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II

En 1743, Louis XV écrivait au maréchal de Noailles : « Ce siècle-ci n’est pas fécond en grands hommes, et il serait bien malheureux pour nous si cette stérilité n’était que pour la France. » Ce roi, qui voyait si bien le mal dont la France du XVIIIe siècle a souffert et qui ne se doutait pas qu’il en fût le principal auteur, exprime ici une crainte juste : à la guerre, comme en politique, notre indigence personnelle s’aggrave ordinairement de la richesse d’autrui. Au train rapide dont se fait et se défait aujourd’hui la puissance des états, une disette de talens trop prolongée dans les armées et dans le gouvernement serait mortelle ; la France y succomberait. Il n’est plus permis aux nations d’être stériles. Pendant les trente premières années de ce règne, les moins tristes et les moins viciés, et ce sont les seules qui en ce moment nous occupent (1724-1757), trois personnages paraissent sur le devant de la scène politique et militaire : Fleury, Noailles et le maréchal de Saxe. En toute grave affaire, ils sont les promoteurs ou les exécuteurs. Ils décident du bon et du mauvais succès ; l’histoire du siècle à cette date est leur ouvrage. Sur les trois, deux sont, comme Villars, les survivans de l’époque de Louis XIV ; le troisième est un étranger. De tous les hommes qui possèdent alors l’influence, il n’y a que le roi qui appartienne au règne. Comment M. Michelet les a-t-il jugés, eux et le prince ? D’une façon que j’appellerais arriérée, s’il ne me répugnait d’appliquer un tel mot à un tel homme. Son opinion expéditive et absolue a exclu tous les tempéramens que lui conseillaient avec autorité des documens nouveaux qu’il ne faut ni surfaire ni dédaigner. Retranchée dans la rigueur excessive et aujourd’hui réfutée de jugemens déjà anciens, de conclusions plusieurs fois formulées, elle n’a pas voulu se rajeunir pour n’avoir pas à se modifier. C’est l’ordinaire effet du parti-pris : il ferme les esprits les plus ouverts, il immobilise les plus avancés.

Certainement le cardinal de Fleury n’était pas un ministre de génie ; mais en dehors d’une exceptionnelle supériorité de l’intelligence il y a place pour de bonnes et solides qualités de gouvernement. il eut un premier mérite, très politique : il vint à propos. Esprit sans éclat, il était aussi sans vanité. Incapable d’atteindre au grand et ne se faisant aucune illusion ni sur lui-même ni sur les autres, il évita du moins ces bruyantes contrefaçons de la grandeur par lesquelles se masque et s’étourdit une impuissance ambitieuse. Sans sortir de sa nature, sans forcer ses moyens, il accomplit à petit bruit et comme en sournois le bien alors possible. Doux, sage, timide, ami des temporisations, esprit de juste milieu et d’une