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Que notre jugement ne soit pas un réquisitoire formé des dépositions d’un laquais. L’ancienne histoire, trop bien élevée, trop rompue aux formules obséquieuses, donnait du monseigneur aux puissans, si indignes qu’ils fussent. Nous avons changé cela, et aux lâches flatteries de ce langage de cour nous avons substitué un style de petit lieu, mais d’un bon cru. Dans nos livres, tel ministre est un « gnome, » tel autre un « farceur ; » celui-ci, eût-il vaincu à Denain, est un « fastueux bonhomme, » celui-là une « ganache amoureuse, » cet autre enfin un « arlequin. » Il y a pourtant un milieu décent entre se prosterner devant les gens et leur dire des gros mots.

Nos prédécesseurs en histoire étaient d’un spiritualisme exagéré. Chez eux, l’intelligence fait tout, l’âme paraît seule. C’est à peine si quelque dédaigneuse mention de la personne physique vient ça et là nous avertir que ce monde disparu où le récit nous transporte n’était point peuplé d’une race de purs esprits. Le corps, enveloppe usée, serviteur inutile, est abandonné à la misère de son néant. Devant nous passent d’innombrables personnages, distingués par quelque vague attribut, par l’étiquette d’un nom, entourés d’un cortège de souvenirs décolorés ; rien ne les fixe sous le regard ; aucun ne se dresse en face de nous avec les traits précis et les tons animés de la vie, tout est noyé dans une flottante uniformité ; l’essaim des abstractions sonores se mêle en fuyant à travers les ténèbres spacieuses des Champs-Elysées de l’histoire. Cette prédominance presque absolue de l’immatérialité, cette demi-résurrection qui ne sauve qu’une moitié de l’être, la principale, il est vrai, a d’abord l’inconvénient d’être une cause d’ennui et une cause d’oubli : comment saisir fortement l’impalpable ? Ces figures légères, pareilles aux fantômes décrits par les poètes, s’évanouissent sous l’étreinte aimante et trompent l’ardeur du souvenir. Ce n’est pas tout ; la vérité même en souffre, et dans la délicate appréciation des choses humaines une part trop grande est laissée à l’inexact et à l’incomplet. Le corps n’était pas seulement un soutien inerte, un auxiliaire passif du principe agissant ; son rôle subalterne, obscur, plus souvent facile à soupçonner qu’à constater, n’en a pas moins été en certaines occasions décisif. Supprimer un acteur, quelque humble qu’il soit, quand il a influé sur le dénoûment, c’est fausser le caractère de la pièce. Si, comme le dit Pascal, le nez de Cléopâtre a changé la face du monde, la description de ce nez ne saurait être un hors-d’œuvre. A force de s’exténuer et de pâlir, l’histoire se vaporise. On est tenté de lui adresser le conseil donné aux mystiques : épaississez-vous, prenez du relief.

L’excès ancien, excès d’abstinence et de discrétion, appelait un