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de ses luxuriantes efflorescences. Mais s’exalter ainsi dans l’orgueilleuse solitude de l’individualisme, adorer son propre sens et absorber tout en soi, comme le dieu des panthéistes, est-ce là une bonne condition pour atteindre au vrai, qui de sa nature est impersonnel ?

En même temps que cette tyrannie du moi, à la façon de toutes les tyrannies, s’aggrave par la durée, la sensibilité, qui surabonde dans cette complexion intempérante, s’irrite et s’aigrit, comme un vin qui fermente en vieillissant. Il y a des intelligences qu’un progrès continu épure et transfigure ; elles se dépouillent des élémens passionnés ; elles rejettent l’alliage de l’étroit et du faux ; elles s’élèvent aux degrés supérieurs de l’immatérialité et planent sans effort dans la sérénité lumineuse du désintéressement et de la justice. Des influences contraires agissent sur M. Michelet et se révèlent par des symptômes de trouble et d’inquiétude. Ce n’est pas que l’impartialité ait jamais été la vertu capitale de cet historien. Né excessif, l’exagération chez lui est fatale. Il a porté dans les controverses de l’histoire un cœur tragique ; mais à défaut de l’inflexible équité qui se règle et se fonde sur la raison, il a eu longtemps cette justice expansive et de premier mouvement qu’inspire la générosité des années florissantes. Cette impartialité précaire, mobile comme l’humeur, s’est assombrie avec elle. Elle souffre de l’état dolent, de la délicatesse blessée, de l’irritation subaiguë et chronique dont chaque volume nouveau nous montre, les accès ou les crises ; elle reçoit le contre-coup des infirmités croissantes du sentiment.

À cette nature fiévreuse, le climat trop excitant d’une époque si voisine de la nôtre est bien moins favorable que la tranquillité rassise des périodes reculées. Ce qu’il ajoute à l’émotion, il le retire à la liberté de l’imagination. La passion est plus maîtresse et le génie plus contraint. C’est une double chaîne. Il faut à M. Michelet les lointains de l’histoire, les vagues légendes, les documens rares et incomplets, les espaces mornes, les souvenirs éteints : il y est plus indépendant, plus vrai, plus lui-même. Sa richesse fertilise le désert. Sa puissance divinatrice s’exerce et se joué dans le clair-obscur. Un voyant a besoin des ténèbres. Là où presque tout est à refaire, le don de créer s’affirme, la faculté de reconstruire triomphe. Les résurrections victorieuses sont celles qui ramènent les morts de plus loin. Plus la science au contraire devient abondante et précise, plus s’amoindrit le domaine personnel de M. Michelet. Possesseur magnifique d’un fonds original, l’opulence commune l’appauvrit. Comme les poètes, comme les croyans, comme tous ceux qui se sentent doués à l’intérieur et munis puissamment, il semble voir d’un œil jaloux cet envahissement de l’exactitude facile, cette mer montante d’une érudition dont le niveau égalitaire atteint et