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mène sans doute égorger dans quelque fête des environs. Les pauvres animaux se laissent manier par leurs maîtres comme des chiens de salon ou comme des enfans bien élevés. Ils semblent connaître ceux qui les mènent et obéir presque à leur voix. Je remarque que leurs crêtes sont coupées pour donner moins de prise à l’ennemi. Vous savez que les combats de coqs sont ici un amusement populaire et presque une passion nationale. Le combat de taureaux espagnol se réserve pour les grandes solennités ; ordinairement, on se contente du duel de coqs, jeu tout aussi sanglant et tout aussi tragique, mais qui a du moins l’avantage de ne pas exposer la vie de l’homme. Ces massacres de gladiateurs en miniature sont, comme nos courses de chevaux, la grande occupation et pour ainsi dire la carrière des fils de famille désœuvrés. Je reconnais leurs champions à la livrée des nègres qui les portent, et à je ne sais quel air de fierté plus grande qui convient à des coqs de bonne maison. — A chaque lutte importante, les amateurs parient des sommes énormes, comme aux courses d’Epsom ou de Chantilly. Les grands vainqueurs sont achetés à des prix fabuleux, et C’est un luxe aristocratique d’avoir une belle volière, comme on a chez nous une bonne écurie. Enfin, pour compléter la ressemblance, on a vu des fortunes entières dévorées par cette manie ridicule. Vous voyez que tous les peuples se ressemblent : la nature humaine, au fond, ne change guère, et il n’y a que son vêtement qui varie.

Je trouve à Matanzas un dernier regain de carnaval. Après une journée de tumulte, de chansons, de danses dans les rues, il y a encore ce soir un bal masqué à l’opéra. La fête est un mélange assez baroque de gens du monde encanaillés et de la plus grossière populace. Nous allâmes le soir jeter un regard curieux dans certaine rue mal famée, assez déserte d’ordinaire, et qui n’est pas très loin de l’opéra. Nous la trouvâmes encombrée d’une foule d’hommes du peuple qui formaient des rassemblemens devant les fenêtres grillées. Du dedans au dehors, on échangeait des gros mots, des quolibets, des provocations brutales. De temps en temps quelques femmes sortaient parées pour se rendre à l’opéra ; elles étaient poursuivies par un ignoble cortège de nègres et de matelots ivres. — Nous n’eûmes pas envie d’en voir davantage.

Au lieu d’entrer à l’opéra, nous sommes allés, au clair de lune, nous promener en bateau sur la rivière San-Juan. Le San-Juan ou rio de Matanzas vient se jeter dans le port au milieu de la ville, qu’il sépare en deux morceaux. Le vieux pont qui joint les deux rives avait, à l’indécise clarté de la lune, un faux air du Rialto de Venise. De vieilles maisons délabrées baignant leurs pieds dans la rivière me rappelaient confusément les palais du Grand-Canal. Quelques barques passaient avec des falots rougeâtres. Nos rames